Aimé Césaire: «La culture, c’est tout ce que l’homme a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable»
par Patrice Louis
Lire, juin 2004
Quand un Martiniquais, père des intellectuels antillais, reçoit une Guadeloupéenne, reine des lettres, la rencontre ne peut décevoir. Les 90 ans d’Aimé Césaire ont été célébrés l’an dernier. Parmi les manifestations d’hommages, un colloque organisé par Maryse Condé s’est tenu à l’université de New York et comptait parmi les invités Breyten Breytenbach ou Edouard Glissant. Y fut présenté le film d’entretiens qu’Aimé Césaire a accordés à Patrice Louis, journaliste parisien installé en Martinique et auteur d’un A, B, C…ésaire (éd. Ibis rouge, 2003). A l’issue des travaux, Maryse Condé, qui partage sa vie entre les Etats-Unis et son île natale, émit le vœu de revoir le frère aîné en écriture qu’elle n’avait pas revu depuis vingt ans. Pourtant proches, les deux îles françaises de la Caraïbe peuvent paraître séparées par l’immensité d’un océan…
Le «Métro(politain)» fut chargé de la mission. Le jour dit, l’écrivaine atterrit le matin à l’aéroport, qui devrait porter dès que possible le nom d’Aimé Césaire, où l’attendait le messager. Direction: l’ancienne mairie de Fort-de-France, où le poète, longtemps élu, a conservé un bureau. Une heure durant, les deux Antillais nourris d’Afrique ont échangé, l’auteure de Ségou se muant en intervieweuse du chantre de la négritude – le journaliste tenant le rôle du scribe…
MARYSE CONDÉ. Je commencerai par une question d’actualité. Haïti a occupé une place considérable dans votre œuvre. Que pensez-vous des événements qui s’y passent?
AIMÉ CÉSAIRE. C’est pathétique! L’histoire d’Haïti est glorieuse. Je n’ai jamais oublié que cette île a conquis la liberté voilà deux cents ans: on ne la lui a pas donnée. Les Haïtiens se sont battus pour l’avoir. Mais il faut insister sur le fait qu’ils l’ont conquise pas seulement pour eux mais pour nous tous. Nous devons leur en être reconnaissants. Cependant, je dois dire que, à part cet épisode, il y a eu vraiment des moments extrêmement pénibles, au point que, malgré cette liberté conquise, le malheur veut que jamais les Haïtiens n’aient pu trouver une organisation raisonnable capable d’assurer une sorte d’équilibre. Ils ont fait un très mauvais héritage. Bien sûr, ils ont conquis la liberté, mais la société n’a pas changé de manière aussi profonde qu’on l’aurait souhaité. D’abord, il y eut les Blancs, les maîtres esclavagistes, et puis le peuple… nous. Il se trouve que la classe intermédiaire qui a remplacé les Blancs a conservé beaucoup d’habitudes, et de mauvaises habitudes. Ils ont un peu pris leur place et n’ont pas joué le rôle que nous attendions et espérions. Haïti cherche son équilibre et ne l’a toujours pas trouvé.
M.C. Pensez-vous qu’on peut écrire La tragédie de Jean-Bertrand Aristide comme vous avez écrit La tragédie du roi Christophe?
A.C. Je connais très peu Aristide. Je suis allé en Haïti en 1945. Le président Lescaut était alors au pouvoir. Cela m’a permis de voir à ce moment-là Léon Lalo, Camille Broussan – Depestre était encore très jeune. J’ai connu cette génération-là. J’étais là, juste au moment où André Breton passait et donnait cette conférence sur le surréalisme qui a eu beaucoup d’influence. «Il me paraît évident que le destin de ce pays est inséparable de ses croyances et de ses idéaux séculaires, dès l’instant où ceux-ci se montrent encore si vivaces. Ce qui lui a donné la force de supporter d’abord, puis de secouer tous les jougs, ce qui a été l’âme de sa résistance, c’est le patrimoine africain qu’il a réussi à transplanter ici et à faire fructifier malgré ses chaînes.» (André Breton, 1945) Après, j’ai suivi la situation avec attention, mais je n’ai pas voulu retourner en Haïti au moment de Duvalier. Je me rappelle que, pendant mon séjour, un type vraiment très intéressant qui connaissait tous les pavés de Cap-Haïtien – j’oublie son nom, je suis vieux et je perds la mémoire – m’a présenté un monsieur à l’air réservé, un peu timide… C’était le docteur Duvalier! J’étais loin de penser qu’un jour Duvalier allait devenir le tyran qu’il a été. C’est un peu la même chose pour Aristide: je l’ai vu quand il revenait des Etats-Unis. Il est passé ici, en Martinique. Nous avons même organisé une conférence en son honneur! Il a parlé. C’était un intellectuel, un catholique, ancien curé, plein de réserve. Mais je n’ai pas senti en lui une doctrine. J’ai surtout vu un homme très réservé, peut-être (je n’en suis pas sûr) un peu replié sur lui-même. Quelle était sa doctrine? Je ne sais pas. Que voulait-il faire? Je ne sais pas. Quel était son caractère et avait-il l’énergie nécessaire pour conduire ce pays qui n’est pas facile? Je ne m’en suis pas bien rendu compte, à l’époque, mais c’était à voir. Et puis, des bruits circulaient. J’ai été tout à fait étonné lorsqu’on m’a dit qu’il employait des méthodes que nous croyions disparues à tout jamais. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas qu’Aristide ait réalisé grand-chose pour le peuple d’Haïti. Si le progrès a consisté à remplacer simplement les «tontons macoutes» par les «chimères»…
M.C. L’écrivain haïtien Jean Métellus parle beaucoup de la malédiction d’Haïti. Croyez-vous à cette malédiction?
A.C. Non, mais il y a le poids de l’Histoire. Au fond, Haïti – comme les autres Antilles, d’ailleurs, mais là, c’est beaucoup plus tragique – n’est pas entièrement guérie des maux hérités de l’époque coloniale, qui était malheureusement une époque colonialiste. Le peuple haïtien est intelligent, les élites sont nombreuses, mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que les esprits les plus brillants de cette élite ont émigré. Ils sont à l’extérieur et n’ont jamais trouvé leur place en Haïti. Je me rappelle en avoir connu plusieurs lorsque j’étais au lycée Louis-le-Grand, à Paris – les noms m’échappent parfois et parfois je n’ai pas tellement envie de les prononcer -, et quand je les ai revus à Haïti, ils avaient l’air malheureux et donnaient l’impression d’être un peu marginalisés.
M.C. A regarder l’état du monde, pensez-vous toujours que la poésie est l’ «arme miraculeuse» qui pulvérise les barrières entravant les libertés?
A.C. Je ne sais pas si elle est miraculeuse…
M.C. C’est vous qui l’avez dit.
A.C. Pour moi, la poésie est très importante, elle est même fondamentale. A tort ou à raison, j’ai toujours pensé que l’arme pour nous – on n’y croyait pas suffisamment -, c’est la culture. Je ne dis pas la civilisation, qui est un mot très XIXe siècle. On opposait alors la civilisation et la sauvagerie. Mais les ethnologues et l’expérience nous ont appris qu’il y a la culture. Je définis la culture ainsi: c’est tout ce que les hommes ont imaginé pour façonner le monde, pour s’accommoder du monde et pour le rendre digne de l’homme. C’est ça, la culture: c’est tout ce que l’homme a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable. En tant que Martiniquais, j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose qui n’était pas apprécié à sa juste mesure à la Martinique et dans les Antilles. Oh, ce n’est pas un reproche! Il y a l’Histoire, il y a les Etats. Nous avons été dominés par l’idée de l’esclavagisme et il fallait lutter contre. On appartient à son époque et il faut admettre que la IIIe République a inventé une doctrine que nous avions tout à fait adoptée. C’était la doctrine dite de l’assimilation, qui consistait, pour être civilisé et ne plus être un sauvage, à renoncer à un certain nombre de choses et à adopter un autre mode de vie. Tout cela est tout à fait respectable mais c’est très XIXe siècle et très vite, déjà au lycée – avec votre frère Auguste* – je savais bien que cela était respectable mais insuffisant. Cette doctrine ne répondait plus aux besoins du XXe siècle! C’était le XIXe siècle, c’était le romantisme, c’étaient les illusions du passé. Il ne faut pas être ingrat: il est évident que cela a rendu d’énormes services, mais dans le monde moderne, il fallait autre chose. C’est pourquoi j’ai été très vite conquis par une idée qui n’avait alors pas encore toute sa place – même si elle n’était pas inconnue – dans nos comportements et nos philosophies: l’identité. Lorsque les Martiniquais disaient «assimilation», quand j’ai été élu député, ils me demandaient de revenir de France avec la Martinique département français. J’avoue que j’ai été troublé. J’ai hésité. Et je suis persuadé, chère Maryse Condé, que celle qui est devant moi, que je revois encore assise, réfléchissant, dans son bureau de la rue des Ecoles, avec Alioune et Christiane Diop, me comprendra. J’ai hésité. Finalement – et ce fut un drame pour moi – j’ai compris. L’assimilation, ça signifie l’aliénation, le refus de soi-même. C’est terrible… Mais vous pensez bien que les gens de Fort-de-France et des banlieues n’entendaient pas cela du tout: ils prononçaient le mot «assimilation» et lui donnaient un sens bien particulier. J’ai accepté de défendre cette thèse parce que j’ai compris – et c’est évident – qu’il y a les mots mais aussi ce qu’il y a derrière les mots. En réalité, le pauvre type qui venait s’accrocher à moi pour me demander l’assimilation, pour que la Martinique devienne un département français, ce n’est pas l’assimilation qu’il voulait. Il voulait l’égalité avec les Français. Voilà pourquoi on s’est rabattus sur l’idée de départementalisation, qui ne suppose pas forcément l’assimilation: un département, c’est une mesure d’ordre administratif. Mais, pour moi, l’équilibre essentiel devait se faire à propos de l’identité. D’où l’importance de la culture. Je reviens à votre question: pourquoi les mots de la poésie sont-ils des «armes miraculeuses»? Parce que j’ai pensé que c’est de là que, miraculeusement, devait venir le salut. C’était cela, pour moi, le miracle.
M.C. Vous avez dit aussi que, tant qu’il y aurait des nègres sur terre, la négritude vivra. Est-ce toujours vrai?
A.C. Oui, c’est parfaitement vrai. Et je le maintiens. Qu’est-ce que cela signifie? On a beaucoup bavardé à ce sujet. Pour moi, la négritude est la culture, la poésie. Pourquoi? J’aime beaucoup tout ce que j’ai appris au lycée, à la Sorbonne. J’y crois beaucoup. Je suis très admirateur des Latins et plus encore des Grecs, mais je sais aussi qu’il y a les Egyptiens et que les Grecs et les Romains doivent beaucoup à l’Egypte, à l’Ethiopie, à tout ce monde-là. Donc à l’Afrique. J’en ai très vite pris conscience. Je tiens à la culture, et pas à une culture étriquée, classique, sanctionnée par les examens et les diplômes européens. C’est pour moi tout autre chose. Qu’est-ce que la poésie? Pourquoi m’y suis-je attaché? Pourquoi ai-je été poète et surréalisant? C’était sans le vouloir, je ne l’ai pas fait exprès; ce n’est pas pour être d’une école que je me suis rallié. Et, quand André Breton m’a rencontré, je me suis rendu compte qu’en réalité je faisais du surréalisme sans le savoir… Mais pourquoi? Ce qui me frappait dans la société antillaise, c’était l’apparence, l’adaptation plus ou moins adroite, tout un côté que je ne supportais pas, mais je savais que dans l’homme antillais il y avait autre chose que cette apparence. Il y a plus profond que ça. Et la poésie, c’est la réalité profonde qui apparaît. Vous savez qu’à l’heure actuelle on cherche beaucoup tout ce qu’il y a en dessous de la croûte terrestre. Eh bien, ce que je voulais faire, c’était chercher ce qu’il y a en dessous de la croûte mondaine, académique. Qu’est-ce qui le révèle? Quand brusquement vous avez l’image poétique qui éclate, faites attention! On dirait maintenant – je ne connais pas très bien la géographie – que c’est un geyser… Attention à l’image poétique: elle est révélatrice du monde le plus profond. Voilà pourquoi elle est miraculeuse.
M.C. Pensez-vous que, grâce à la négritude, les Martiniquais et les Guadeloupéens ont changé?
A.C. Non, je ne demande pas qu’ils changent mais qu’ils prennent conscience de leur réalité profonde.
M.C. L’ont-ils fait?
A.C. Oui, je crois. Je crois qu’il y a eu des progrès. Mais ce n’est pas facile, vous savez, pas facile du tout. Je crois que la conscience d’une identité a fait de grands progrès chez nous.
M.C. Regardez l’Afrique d’aujourd’hui: guerres civiles, luttes, maladies, destructions de peuples entiers. Que pourriez-vous dire à un jeune Antillais pour qu’il garde foi en l’Afrique?
A.C. Je pense, tout simplement, que c’est la jeunesse qui doit dire ce qu’elle va faire. Nous avons fait une expérience, mais j’ai bien conscience qu’un cycle est terminé, qu’il y a un autre monde à inventer. Pour l’inventer, il faut faire le bilan de ce qui a été fait et de ce qui existe. Le temps des idéologies sommaires est épuisé. Il faut autre chose. Il faut une autre Afrique. Mais rassurez-vous: il faut aussi un autre monde.
M.C. Qui fera naître cette autre Afrique?
A.C. C’est cette jeunesse. C’est la jeunesse nouvelle. Nous avons lutté pour la décolonisation et nous retrouvons une Afrique divisée, un nouveau tribalisme. Voyez l’état du Congo, du Liberia, de la Côte d’Ivoire. Ce n’est pas douloureux, ça? Je me rappelle quand j’étais à l’Assemblée nationale avec Houphouët-Boigny: nous le critiquions souvent très amicalement. Houphouët, en réalité, avait entrepris quelque chose et croyait l’avoir réussi. Peut-être parce qu’il avait des moyens tout à fait insuffisants ce n’était pas forcément la bonne direction, mais il y avait une expérience. Houphouët-Boigny voulait l’ivoirité. Il devait employer des moyens diplomatiques qui ont réussi tant qu’il est resté en vie, mais après le problème n’est pas résolu pour autant. Et le Sénégal: je sais toutes les difficultés que Léopold Sédar Senghor a rencontrées…
M.C. Vous n’avez pas répondu à la question: comment peut-on garder foi?
A.C. Je ne connais pas la méthode. On a la foi ou on ne l’a pas, mais moi, je refuse de désespérer de l’Afrique. Ce serait refuser d’espérer, tout simplement. C’est enraciné, fondamental. Je connais tous les malheurs qui sont arrivés. Je ne les nie pas, je suis extrêmement lucide, mais je refuse de désespérer parce que désespérer, c’est refuser la vie. Il faut garder la foi.
M.C. Quand on voit que la Martinique et la Guadeloupe sont toujours des départements après un combat tel que le vôtre, qu’est-ce qui peut nous faire croire que demain sera meilleur?
A.C. Vous avez l’air de croire que nous sommes prisonniers de cet habit de circonstance. Mais cela a été un moyen parmi d’autres! Il faut tenir compte de cette expérience, de ce qu’elle a apporté et, en même temps, de ses insuffisances. Lorsque les Martiniquais et les Guadeloupéens (toute cette population qui était à peu près comme Haïti, sans ressources, sans logement, sans travail) sont devenus les habitants des départements français, j’ai vu la désertification de la Martinique: ces pauvres gens se précipitaient vers Fort-de-France et venaient me voir. Et vous croyez qu’il fallait rester immobile? Que faire? Ils demandaient des indemnités, la sécurité sociale, etc. Des progrès étaient faits du point de vue social en métropole: et pourquoi pas chez nous? C’est cela qu’ils voulaient, en réalité. Je crois qu’effectivement ça a aidé, il ne faut pas le nier. Des progrès réels ont été réalisés. Je pensais déjà un peu, je soupçonnais – mais maintenant j’en suis persuadé – que c’était tout à fait insuffisant. Il fallait commencer par là, mais il faut maintenant aller plus loin et trouver des institutions nouvelles qui comprendront le sens profond de l’histoire de ces peuples. Dans l’immédiat, il faut amener l’homme antillais à prendre ses responsabilités devant l’Histoire. Ce n’est pas simplement «victime-victime»! Non. Maintenant le moment est venu de la responsabilité. Au fond, Mme Girardin, ministre de l’Outre-Mer, n’avait pas tellement tort quand elle nous a dit à propos du référendum de décembre dernier: «Vous commencez à nous embêter! Répondez: qu’est-ce que vous voulez?» A mon avis, cela a été très mal mené, mais peu importe. En tout cas, cela indique que l’homme antillais est maintenant au pied du mur. «Hein! Allez! Choisissez!»
M.C. Lors du colloque Césaire de décembre dernier à New York, j’ai traité du thème «Aimé Césaire et l’Amérique». J’avoue que j’ai eu beaucoup de mal. Pouvez-vous clarifier vos rapports avec les Etats-Unis, où, contrairement à ce que l’on croit, vous vous êtes rendu à plusieurs reprises. En 1945, vous y avez rencontré André Breton. Et j’ai découvert dans le livre de Patrice Louis que vous êtes allé en Floride en 1946. Vous y êtes retourné en 1987 à l’invitation de Carlos Moore. L’Amérique, c’est quoi pour vous?
A.C. Je n’ai pas de réponse… Comment ne pas penser à l’Amérique? C’est quand même un sacré monde, une force, une puissance, une expérience. Mais, je ne vous le cache pas, ce qui m’a toujours intéressé en Amérique – je ne sais pas si c’est dépassé -, ce sont les nègres américains, le mouvement nègre. C’était pour moi essentiel. Toute notre génération a été profondément marquée par cette expérience. Quand j’étais étudiant en philosophie, c’était pour nous un autre chemin que celui que nous connaissions en France. L’Amérique, c’était le nègre moderne mais resté nègre. C’était Langston Hughes, Countee Cullen, la Black Renaissance. Cela me paraissait une très grande expérience. Il y avait là un mouvement en profondeur.
M.C. Vous avez traduit des poèmes de Sterling Brown. Pourquoi?
A.C. But I have forgotten all my english. [Aimé Césaire joue à accentuer son anglais scolaire.] I have learned at school when I was a boy. I can read a little but I can’t speak. I don’t understand.
M.C. Dans votre œuvre, y a-t-il une influence américaine?
A.C. Oui: l’attitude devant la vie, devant la civilisation. J’ai senti qu’il y avait là une vérité, une profondeur. Sortir de l’académisme français. Liberté, Egalité, Fraternité: très bien. Mais pourquoi n’a-t-on jamais vu pour nous la fraternité? Nous ne l’avons jamais eue. Nous avons la liberté, comme on peut l’avoir dans le monde. Il y eut un effort pour l’égalité. Mais la fraternité, où est-elle? Je crois qu’on ne pourra jamais l’avoir, la fraternité. Si tu ne me reconnais pas, pourquoi veux-tu que nous soyons frères? Moi, je te respecte, je te reconnais, mais il faut que toi tu me respectes et me reconnaisses. Et là, on s’embrasse. C’est ça, pour nous, la fraternité.
M.C. Est-ce qu’Aimé Césaire a un héritier?
A.C. Je ne me suis jamais posé la question. Je n’ai aucune prétention particulière. J’ai dit ce que je pensais, j’ai dit ce que je croyais. Je ne sais pas si j’ai raison ou si j’ai tort, mais je reste fidèle à cela et à l’Afrique fondamentale. On m’a beaucoup déformé, transformé, caricaturé. Je crois simplement en l’homme. Je ne suis pas du tout raciste. Je respecte l’homme européen. Je connais son histoire. Je respecte le peuple français. Je respecte tous les hommes quels qu’ils soient, mais je pense aussi qu’il faut leur faire la leçon et leur dire que l’homme nègre, ça existe et que lui aussi il faut le respecter. Pourquoi ai-je dit «négritude»? Ce n’est pas du tout que je crois à la couleur. Ce n’est pas du tout ça. Il faut toujours resituer les choses dans le temps, dans l’Histoire, dans les circonstances. N’oubliez pas que quand la négritude est née, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la croyance générale, au lycée, dans la rue, était une sorte de racisme sous-jacent. Il y a la sauvagerie et la civilisation. De bonne foi, tout le monde était persuadé qu’il n’y avait qu’une seule civilisation, celle des Européens – tous les autres étaient des sauvages. Bien sûr, il y a des gens plus ou moins brutaux ou plus ou moins intelligents. Lisez Gobineau. Même dans Renan, j’ai été effaré, j’ai trouvé des pages absolument extraordinaires. Bien entendu, l’opinion publique déforme, vulgarise. Même les nègres… Je me rappelle encore, un jour où j’étais près de la bibliothèque Sainte-Geneviève: un grand type vient vers moi, un homme de couleur. Il me dit: «Césaire, je t’aime bien, mais il y a une chose que je te reproche. Pourquoi parles-tu comme ça de l’Afrique? C’est une bande de sauvages. Nous n’avons plus rien à voir avec eux.» Voilà ce qu’il m’a dit. C’est terrible! Même les nègres en étaient convaincus. Ils étaient pénétrés de valeurs fausses. C’est contre cela qu’il s’agissait, et qu’il s’agit, encore, de réagir. Et puis un beau jour, Léopold Sédar Senghor a dit: «On s’en fout! Nègre? Mais oui, je suis un nègre! Et puis après!» Et voici comment est née la négritude: d’un mouvement d’humeur. Autrement dit, ce qui était proféré et lancé à la figure comme une insulte amenait la réponse: «Mais oui, je suis nègre, et puis après!»
M.C. Cette année paraît une nouvelle traduction anglaise des Damnés de la terre de Frantz Fanon. Pour vous, celui qui sembla un visionnaire pour les luttes du tiersmonde garde-t-il sa pertinence et son actualité?
A.C. Je n’ai pas suivi Frantz Fanon parce que c’était une autre génération et qu’il a été ni plus ni moins que mon élève, donc je ne l’ai pas très bien connu. Mais j’ai toujours vu que c’était une chose extrêmement importante. Il y a des choses fondamentales qui sont toujours vraies. Maintenant, il faut tenir compte des circonstances dans lesquelles il a vécu. Pour un Antillais, tout n’est pas dans Frantz Fanon parce que la vie a voulu que, pays colonisé, les Antilles n’ont pas été primordiales pour lui. Toute son activité, sa foi, son énergie, il les a mises au service de l’Algérie, d’un autre monde. Son œuvre est très importante. Elle vaut aussi pour nous. Que pensait-il des Antilles? Il n’a pas eu le temps de nous le dire de manière très complète. En tout cas, c’est une réflexion considérable… Concrètement, Fanon n’a pas pu s’occuper de la question antillaise. Ce n’est pas un reproche. Les Antilles n’ont pas toujours été prêtes non plus à entendre son message. C’est un reproche que je ferais aux Antillais.
M.C. Pensez-vous que cette globalisation dont on parle tant affectera la littérature? Déjà, comme le dit le poète Monchoachi, on ne sait plus où commence et où finit la Caraïbe. Selon vous, quels seront les effets de ces exils et de ces migrations?
A.C. C’est pour cela, précisément, qu’il faut garder la foi, et garder la négritude. A l’heure actuelle, la France est à peu près, par rapport au monde, ce que la Martinique est par rapport à la France. C’est ça la mondialisation. Les Français commencent aussi à réagir. Et c’est vital. Je suis persuadé que, dans la mondialisation et l’uniformisation, l’identité n’est pas morte. Elle se réveillera. Ce n’est pas si facile que ça, bien sûr, mais l’Europe sentira ce besoin de se ressaisir comme les Antilles sentiront le besoin de se repersonnaliser.
M.C. Ecrivez-vous vos Mémoires?
A.C. Mes Mémoires? Non, ma chère Maryse, je n’ai pas le temps… Je n’ai jamais eu l’intention d’écrire mes Mémoires. Ce n’était pas mon but essentiel. J’ai toujours réagi à ma manière. Je peux aussi dire «Merde!». C’est tout. Ce n’est pas une œuvre, ça. Il y a des choses qui me sont insupportables et qui me paraissent fondamentales. Je n’ai pas voulu être maire de Fort-de-France, pas du tout mais j’ai répondu à ce qui me paraissait alors un besoin, une exigence. A 91 ans, je suis vraiment très vieux. Ce que je voudrais, c’est que la foi ne soit pas perdue. Il y aura d’autres expressions, elles seront différentes mais à partir d’une chose fondamentale…
M.C. Et que vous avez fondée…
A.C. Non, j’ai pris conscience simplement de ce que je suis et, je crois, de ce que nous sommes. Je ne connais pas la forme que cela prendra exactement mais je sais que c’est cela la chose fondamentale.
M.C. Vous avez une foi que ma génération n’a pas. Nous, nous sommes plutôt désespérés parce que nous avons l’impression que rien n’a été fait, que la Guadeloupe et la Martinique restent au même stade, qu’il n’y a pas de progrès profonds. On est toujours des départements, on a des passeports français… Comment faites-vous pour garder ce dynamisme que nous n’avons pas?
A.C. Du dynamisme? Je n’en ai pas, je n’en ai plus. Mais j’y crois. C’est cela la foi peut-être, non? Ce n’est pas forcément la raison…
M.C. Ne serait-il pas plus juste de remplacer le mot «foi» par le mot «espoir»?
A.C. J’ai toujours un espoir parce que je crois en l’homme. C’est peut-être stupide. La voie de l’homme est d’accomplir l’humanité, de prendre conscience de soi-même. De vieux souvenirs me reviennent: à Louis-le-Grand, nous avions des professeurs assez étonnants: Louis Lavelle, une sorte d’existentialiste très chrétien, et le père Cresson, un kantien qui a écrit des livres chez Armand Colin. Moi, je ne suis pas kantien; le kantisme, c’est très occidental. Pour lui, l’œuvre de Kant se ramenait à trois questions fondamentales: «Qui suis-je?» (sur les bancs de la Sorbonne, il m’est arrivé de me le demander, et j’ai très bien compris qui j’étais); «Que dois-je faire?» (c’est cela la morale, une question que je me pose à moi-même); et «Que m’est-il permis d’espérer?» Il n’a pas dit: «Qu’est-ce que j’espère?» Et pour moi, ce dernier point, c’est tout.
*Auguste Boucolon, frère aîné de Maryse Condé, condisciple d’Aimé Césaire et premier agrégé de grammaire guadeloupéen.
Source : http://www.lire.fr