Agora: Vue d’Afrique, à quoi sert la Francophonie?
Source : http://www.ledevoir.com/
Louise Beaudoin
Professeure associée au département d’histoire et chercheure associée au centre Études internationales et mondialisation à l’Université du Québec à Montréal
Édition du mercredi 24 novembre 2004
Choc culturel, choc climatique, choc alimentaire. Au delà de ces premières impressions, lorsqu’on arrive dans une capitale africaine francophone (je reviens de Ouagadougou), on ne peut s’empêcher de songer aux malheurs de ce continent et de sombrer dans l’«afro-pessimisme».
Tous les chiffres qui nous viennent à l’esprit sont catastrophiques : recul du PIB moyen par habitant, diminution du taux de scolarisation primaire, particulièrement chez les filles, régression de l’espérance de vie, écart grandissant entre les quelques très, très riches et la grande majorité de très, très pauvres, écart grandissant aussi entre ces pays et ceux du Nord, ce à quoi s’ajoutent dictatures plus ou moins sanguinaires, corruption, famines, guerres civiles, sida.
«L’Afrique est mal partie», écrivait déjà René Dumont en 1962. Aujourd’hui, certains soutiennent qu’elle meurt. Selon le Rapport mondial sur le développement humain 2003, l’Afrique subsaharienne (dont font partie une vingtaine de pays membres de la Francophonie) a pris 150 ans de retard sur les Objectifs du millénaire établis par les Nations unies. À qui la faute ? Les responsabilités sont certes partagées entre les pays du Nord, particulièrement les anciennes puissances coloniales, les entreprises multinationales et les bailleurs de fonds, sans oublier les élites africaines.
Les échecs de la Francophonie
Mais que fait et que peut faire l’Organisation internationale de la Francophonie qui, dans sa charte constitutive adoptée à Hanoi en 1996, définit ainsi ses objectifs : «aider à l’instauration et au développement de la démocratie, la prévention des conflits et le soutien à l’État de droit et aux droits de l’homme; l’identification, le rapprochement des peuples par leur connaissance mutuelle; le renforcement de leur solidarité par des actions de coopération multilatérale en vue de favoriser l’essor de leurs économies» ? Au vu de ce qui se passe à l’heure actuelle, par exemple en Côte d’Ivoire mais pas seulement là, on constate qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Tous les beaux discours sur le partage présumé de certaines valeurs entre francophones sonnent plus creux que jamais.
La Francophonie demeure impuissante et assiste, le plus souvent muette, aux désastres et aux catastrophiques guerres civiles qui ravagent les pays africains francophones. Il ne faut jamais oublier que le Rwanda est membre de la Francophonie. Si certains, à l’époque, ont prétendu qu’ils ne savaient pas, cette fois-ci, personne en Francophonie et ailleurs ne pourra dire qu’on ne pouvait pas prévoir les plus grands malheurs dans un pays qui a déjà connu une relative prospérité et qui représente toujours 40 % du PIB de l’Afrique de l’Ouest. Si ce pays s’effondre économiquement, toute la région en souffrira grandement.
Comment, dans ce contexte, les participants au sommet de cette semaine pourront-ils discuter sereinement de développement durable — le thème annoncé — alors qu’il se tiendra dans un pays limitrophe, à 400 kilomètres de la frontière ivoirienne ? D’autant que le Burkina Faso est accusé, par le président Gbagbo, d’appuyer les rebelles du Nord !
La Francophonie a jusqu’à présent échoué à prévenir tous ces conflits; toutefois, reconnaissons-le, l’Union africaine et les Nations unies ne réussissent guère mieux à maintenir la paix.
Problème institutionnel
Face à cette situation, ou bien on baisse les bras, ou bien on tente sérieusement de réformer la Francophonie pour qu’elle devienne enfin une organisation politiquement efficace en commençant par régler son problème institutionnel. La Francophonie ne peut plus être cet organisme bicéphale (secrétaire général et administrateur général), source d’incohérence et entrave à l’unité dans l’action.
La prochaine étape à franchir devrait être celle du passage de l’existence d’un club informel à la signature d’un véritable traité comportant des droits et des devoirs pour chacun des pays signataires. Peut-être qu’ainsi les membres prendront-ils au sérieux leur adhésion et qu’une vision de notre avenir commun et de nos intérêts partagés apparaîtra. Même la France, dans cette perspective, se verrait dans l’obligation de se donner une politique multilatérale francophone et d’en faire une priorité.
Des succès
Dans un dossier éminemment politique, celui de la diversité culturelle, dans ce qui est devenu, depuis quelques années, un enjeu important sur la scène internationale, la Francophonie s’est investie à fond et a joué un rôle de précurseur. Quoi qu’il en soit du résultat — signature ou non de la Convention sur la diversité culturelle, convention efficace ou non –, la Francophonie aura accompli un travail remarquable. Ce qui est bien la preuve qu’elle peut faire la différence lorsque la volonté politique est manifeste et que toutes ses composantes se concertent et se coordonnent.
Depuis le début des discussions sur ce sujet, bien avant que l’UNESCO ne s’en saisisse, la Francophonie a compris qu’elle devait d’abord et avant tout se préoccuper des pays africains. En effet, pourquoi ceux-ci appuieraient-ils un éventuel traité alors qu’il ne s’agissait à première vue que d’une nouvelle manière de se partager, entre pays du Nord, un marché, principalement audiovisuel, en croissance exponentielle ?
Sur le terrain, en symbiose avec le milieu culturel des pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest, la Francophonie a démontré, chiffres à l’appui, l’apport des industries culturelles au développement des pays du Sud : au delà des enjeux sociaux et identitaires, il y a des enjeux de croissance économique et d’emploi. Or l’adoption d’une convention significative constitue un préalable à la mise en oeuvre de politiques culturelles; sans la protection de la Convention, les industries culturelles seront des marchandises comme les autres et, à ce titre, libéralisées, c’est-à-dire sujettes aux règles générales de l’OMC. Les pays africains ne pourraient alors plus développer d’outils conséquents et demeureraient à tout jamais des consommateurs de biens culturels produits ailleurs alors que la culture est un de leurs principaux atouts.
Que ce soit dans le secteur de la musique, de la mode, de l’artisanat ou du cinéma, le potentiel africain est énorme : à preuve, les succès de Youssou N’Dour, Alphadi, Idrissa Ouedraogo, Moussa Touré et tant d’autres. Mais il reste encore en grande partie inexploité. Joignant l’action à la parole, la Francophonie a créé, en s’inspirant du modèle québécois, le Fonds de production et le Fonds de garantie pour l’audiovisuel.
La Francophonie a également su se montrer efficace sur le terrain, mieux souvent que bien d’autres organisations intergouvernementales. Trois exemples : le réseau des Centres locaux d’action culturelle (CLAC), lieux vivants de lecture, de création d’expression et de diffusion; les programmes en matière de maîtrise de l’énergie, dans le droit fil du thème du dixième Sommet, et TV5, qui couvre maintenant à peu près l’ensemble de la planète.
Ces actions salutaires ne sont pas suffisantes et la Francophonie peine à exister : objectifs ambigus, accumulation d’ambitions, élargissement sans fin du nombre des États membres par l’adhésion de pays n’ayant rien de francophone, maigre budget, résultats mitigés. Les citoyens, au Nord comme au Sud, sont donc en droit d’interroger leurs gouvernements : pourquoi s’entêter à construire la Francophonie ? À mon avis parce que, malgré ses douloureux échecs, elle sera utile et même indispensable en devenant, enfin, ce qu’elle doit devenir : un espace exemplaire où, pour les peuples rassemblés autour du partage de la langue française, la solidarité ne sera pas un vain mot et qui préfigurera un nouveau dialogue mondial, voire une nouvelle gouverne mondiale. Il n’est pas trop tard.