Henri-IV – Le lycée des premiers de la classe
Source : © le point 04/04/05 – N°1699 – Page 132 – 2155 mots
Le système scolaire va mal, mais Henri-IV, qui reste le meilleur lycée de France, parvient encore à améliorer ses résultats. Enquête sur le fonctionnement particulier de cette institution, quintessence de l’élitisme républicain.
Marie-Sandrine Sgherri
Imaginez une cité scolaire où les 2 500 élèves n’ont ni infirmière ni assistante sociale, s’entassent à plus de 35 par classe au collège, plus de 40 au lycée. Faute de place, des préfabriqués, vieux de vingt ans, s’empilent dans la cour, et les lycéens ne disposent même pas d’une salle de permanence. Un enfer où chaque incident peut dégénérer ? Non. Un couvent, plutôt, où sitôt passé les portes règne un calme studieux : on entend au loin les notes d’un piano. Dans le cloître, emmitouflée dans un manteau, une jeune fille lit sur un banc. Cet établissement improbable existe bel et bien. Nous sommes au lycée Henri-IV. Plus qu’un grand lycée, Henri-IV est un symbole, incarnant à lui seul la méritocratie républicaine. Depuis un siècle, on y cultive avec bonheur l’excellence : la liste des anciens résume l’histoire intellectuelle du XXe siècle et, pour son centenaire en 1996, le lycée a pu réunir pour une séance de dédicaces 80 écrivains, tous anciens élèves.
Ailleurs, il n’est question que d’échec scolaire, de défaite de la pensée et de malaise des profs. Mais derrière les murs classés, tout respire le bonheur d’enseigner et d’apprendre. Pourquoi ? L’établissement est-il un modèle ? Un anachronisme ? Comment s’y prend-on pour faire de gamins d’aujourd’hui des premiers prix au Concours général ?
La fabrique de l’excellence commence au primaire. A deux pas du temple républicain, à l’école élémentaire de la rue Victor-Cousin, la moitié des élèves de CM2 n’ira pas au collège tant convoité. Certains habitent par exemple le secteur de Lavoisier. Et alors ? Selon Bruno Plane, son proviseur, « il n’y a pas de concurrence entre les deux collèges. Nous avons le même taux de réussite au brevet des collèges ». Un taux exceptionnel : 94 %, soit 16 points de mieux que la moyenne nationale ! Bruno Plane serait donc peiné d’entendre les élèves de l’école Victor-Cousin. Mathieu : « Ma maison, elle est sur Lavoisier (sic). Mais mes parents aimeraient que j’aille à Henri-IV. » Florian : « Mon père, il est d’accord pour Lavoisier, mais ma mère, elle voudrait Henri-IV. » Valérie : « Moi, c’est comme Mathieu. » Et enfin Clémence : « Mon frère est à Lavoisier, mais je préférerais Henri-IV. Mon autre frère y est allé et maintenant, il est à Polytechnique » (1). Explication : Henri-IV est plus qu’un bon collège. Il est l’antichambre naturelle du lycée Henri-IV, le seul établissement capable d’y envoyer chaque année la moitié de ses élèves de 3e ! Et cela change tout.
Pour la direction, le collège est pourtant comme les autres. Jean-Louis Boissel, qui auparavant enseignait les lettres à François-Villon, établissement parisien très difficile, parle d’expérience : « Ici, ça fonctionne normalement. J’y ai retrouvé ce qui existait partout il y a dix ou quinze ans. On y trouve peut-être un peu plus d’élèves brillants. C’est tout. »
De fait, il n’y a pas à Henri-IV de classes de niveau, et l’on estime ne pas noter plus sévèrement qu’ailleurs : « Ce sont les médiocres qui s’imaginent que leur 8 ici vaut 12 à Lavoisier », tranche Jean-Louis Boissel. Nouvelle venue, proviseur adjointe du collège, Anne Martin nuance : « Tout au plus un 9 devient 10 ou 11, pas 17. »
Un enseignement « à l’ancienne »
Mais elle souligne aussitôt qu’on y redouble moins qu’on l’imagine : « A peine 2 ou 3 élèves par classe. » Soit. Cependant, ces taux exceptionnellement bas sont surtout le signe de l’excellent niveau des élèves. Les évaluations à l’entrée en 6e le confirment : le score moyen de réussite est de 78,4 % en français, 82,3 % en maths (contre 64 % de moyenne nationale).
Alors, forcément, malgré les heures de soutien qui leur sont réservées, les 6 % d’élèves en grande difficulté souffrent ici plus qu’ailleurs. Hadrien est aujourd’hui en terminale ES dans un établissement privé : « Henri-IV n’est pas le genre de collège où l’on revoit les bases. Au contraire, tout va très, très vite. Ça m’a complètement noyé. »
La majorité des élèves considèrent pourtant, comme leurs enseignants, que la tête de classe « tire tout le monde vers le haut ». Anaïs, qui n’a pas gardé un excellent souvenir de son passage, est obligée de le reconnaître : « J’ai beaucoup progressé, rien que pour avoir le droit de redoubler à Henri-IV ! » Les statistiques, là encore, confirment : en 2004, plus de 92 % des collégiens ont été admis en lycée général.
Cet excellent niveau général autorise les professeurs à continuer d’enseigner « à l’ancienne ». Bertrand Aigouy, jeune professeur de physique, n’a pas besoin de « se servir d’une bande dessinée pour apprendre aux élèves la classification périodique des éléments ». Jean-Louis Boissel étudie Racine sans faire de « détour par l’actualité » et ose rétablir la récitation : « A Villon, j’avais renoncé. Aucun élève ne peut prendre la parole sans déclencher une bronca. Ici, un seul ricane et je l’aligne. » Bertrand Aigouy enfonce le clou : « Même à Montaigne, ce n’est pas pareil. »
Mais pourquoi les enfants de la montagne Sainte-Geneviève sont-ils si différents de leurs camarades habitant au-delà du boulevard Saint-Michel ? Une partie de la réponse se trouve chez les Gontier. Le père enseigne la philosophie à l’université, la mère, l’histoire-géographie au collège. L’appartement de la rue Descartes a été acheté, il y a longtemps, pour préparer l’avenir. Hélène Gontier a appris à ses enfants à lire avant le CP, « dans une méthode de 1940 ». L’aîné a toujours été en section musicale : « La rigueur du solfège, c’est très formateur. » Les programmes de la télé sont proscrits (les Gontier ne regardent que des classiques en DVD), et les enfants n’ont jamais eu de console de jeu. Une vraie famille où les enfants sont bien les héritiers de leurs parents !
Tous les collégiens d’Henri-IV ne sortent pas de ce moule, mais les autres s’adaptent : Sébastien, en 4e, a de lui-même renoncé aux jeux en réseau en semaine pour faire ses devoirs.
La sociologie du quartier explique la réussite du collège. Mais, au lycée, où les élèves viennent de la France entière, le sang neuf ne change pas la donne. Cela explique cette atmosphère libérale, voire un brin compassée, qui règne dans l’établissement. Trois ans après, elle continue de fasciner Martin, transfuge de Stanislas, le lycée privé de la grande bourgeoisie parisienne : « A Stan, on est tellement vissé qu’on profite de la moindre occasion pour déconner. A H4, c’est la liberté absolue, et tout le monde ne pense qu’à bosser. »
De fait, les critiques sont rares à l’intérieur de l’institution. On se souvient qu’il y a deux ans des trublions avaient créé une revue au nom évocateur : Ravaillac. En posant nus sur la couverture, ils ont appris jusqu’où la provocation pouvait aller : sans être renvoyés, ils ont été priés d’aller s’exhiber ailleurs.
Conformisme ? Le mot est lâché par Laurence G. : « Les élèves maîtrisent les méthodes et les techniques scolaires, truffent leur copie de références, mais où est la réflexion personnelle ? » De peur de détonner, cette prof préfère garder secret son parcours atypique : « Avant, j’étais agrégée de gym, mais je ne tiens pas à ce que les élèves l’apprennent et que leurs parents me tombent dessus. » Il n’empêche : comme d’autres élèves et profs d’Henri -IV, Laurence G. fait partie de ces irréductibles qui refusent d’avoir un téléphone portable.
Pour expliquer la réussite de l’établissement, le proviseur, Patrice Corre, ne s’embarrasse pas de sociologie : « Ici on travaille. » Françoise Gautier, professeur de philosophie, estime que ses élèves de L ont bien 25 heures de travail personnel par semaine. Elles s’additionnent à un emploi du temps « archi-plein » : tous font du latin, la moitié y ajoute le grec, d’autres une 3e langue vivante. Enfin, pour ceux qui sont recrutés hors académie, ne pas oublier le temps de transport : jusqu’à 2 heures par jour !
Trois prix Nobel
Comment s’étonner qu’ils soient dociles ? D’autant qu’ils ont aussi à encaisser le choc de leur entrée en 2e : « En 3e, ma plus mauvaise note de français, c’était 16, explique Cécile, aujourd’hui en terminale S. En 2e, je suis tombée à 8. Et en maths, je suis passée de 18 à 3. Je suppose qu’ils veulent laisser une marge de progression », ajoute-t-elle sans rire. Ces sales notes en inquiètent certains : elles risquent de leur fermer l’accès des meilleures prépas. Martin, venant de Stanislas, a « tellement morflé » qu’il n’a eu qu’« une prépa en seconde zone » malgré un 20/20 en philo au bac. Même son de cloche chez Maud. Elle n’a pu intégrer une grande prépa, mais aujourd’hui, en fac de droit, elle mesure ce qu’elle doit à Henri-IV : « Les autres sont paumés, moi, je sais travail-ler. » Alors, malgré leurs états d’âme, les lycéens tiennent (voir infographie). La crise d’adolescence ? « Bien sûr, ça m’arrive, s’exclame Cécile. Pendant les vacances. »
Telle est, selon le proviseur, la vraie réussite de l’établissement. Conscient que « la valeur ajoutée ne se mesure pas ici comme ailleurs », il compare volontiers son rôle à celui d’un entraîneur sportif : aider son champion à se dépasser sans le briser. Son rôle dans la réussite d’Henri-IV est donc loin d’être négligeable. En général, le chef d’établissement d’un grand lycée tient du dieu caché. Mais Patrice Corre a choisi l’omniprésence. A chaque rentrée, il gratifie les nouveaux de 6e et leurs parents d’un discours de bienvenue. L’occasion de rappeler à ces gamins de 12 ans qu’ils entrent dans un établissement où trois prix Nobel ont étudié ou enseigné. Il préside tous les conseils de classe de 3e. Le matin, il n’est pas rare de le voir surveiller l’entrée du lycée. Il reçoit en entretien chaque élève de seconde, et leur rend personnellement leur bulletin trimestriel. Victoire, en terminale L, s’émerveille : « Dans un couloir, il m’a appelée par mon prénom ! » Résultat : depuis cinq ans, il aligne chaque année 100 % de réussite au bac, a augmenté le taux de mentions, tout en faisant diminuer les taux de sortie comme de redoublement.
Patrice Corre sait entraîner les champions. Mais il sait surtout les détecter. Chef d’entreprise et président de l’association indépendante des parents d’élèves, Dominique Le Menn l’admire en connaisseur : « Si M. Corre veut changer de métier, je le prends tout de suite comme DRH. » Car le proviseur n’a pas son pareil pour dénicher la bonne recrue. « Je sais lire des bulletins », admet-il. Facile ? Voire. Les bonnes notes ne suffisent pas à faire un bon élève, tout dépend de l’établissement d’origine. Comment fait-il ? « On tient des fiches. On appelle pour vérifier s’il le faut ». La validité des notes établie, reste à juger non de la valeur du candidat, mais de son potentiel : « Certaines formules sont codées, la curiosité, la capacité à approfondir, à s’investir dans un travail personnel… » Elles dénotent le candidat idéal : celui qui, sans être fumiste, réussit sans (trop) travailler. Cela ne suffit toujours pas. A dossier égal le proviseur préférera toujours un élève issu d’un milieu modeste. Car, s’il dirige le meilleur lycée de France, ce fils de paysan n’a jamais fait de prépa. Parmi ses anciens camarades de la communale, il est le seul à avoir décroché son bachot, avant d’entrer à l’école normale d’instituteurs. Patrice Corre croit si fort à la méritocratie républicaine qu’un peu de discrimination positive ne lui fait pas peur.
De la ZEP à L’Ena
Il est donc fier de ses 15 % d’élèves issus de Zep. Il y a deux ans, il proposait même de créer une année supplémentaire de prépa littéraire, réservée aux bons élèves de Zep. Accusé de vouloir dépouiller les prépas locales de leurs meilleurs éléments, M. Corre a dû remballer son projet. Provisoirement, car selon lui ce refus nuit aux élèves, dont « aucun lycée n’est propriétaire ».
Mais que pensent-ils, ces Rastignac venus conquérir la montagne Sainte- Geneviève ? Louis, entré en seconde, est aujourd’hui en hypokhâgne. Au collège, il était à Bergson, dans le 19e arrondissement, pas « martyrisé », mais « pas très bien vu ». Traduction : il n’était pas battu, juste de temps à autre traité de « pédé ».
Nicolas vient de Thiais, sa mère est sans emploi, son père aux abonnés absents. Pas impressionné pour deux sous, il se fabrique le carnet d’adresses qui l’aidera à réaliser son rêve : devenir réalisateur de cinéma. La mère de son meilleur copain est journaliste. Grâce à elle, il assiste à des projections de presse et a publié, à 16 ans, son premier papier, sur « La Passion », de Mel Gibson.
Facimet est arrivé de Guinée, il y a seulement trois ans. Pour l’instant, il est en terminale ES, et gomme soigneusement de ses dissertations toute référence à Karl Marx. Mais s’il souhaite intégrer l’Ena, c’est bien pour retourner en Afrique et « y faire la révolution ». Comme son aîné Senghor, dont il admire « l’oeuvre poétique, pas l’action politique », le jeune militant incarne le mythe vivant d’Henri-IV.
Louis, Nicolas, Facimet : en quittant leur ZEP, ces élèves n’augmentent pas seulement leurs chances, ils donnent à Henri-IV sa raison d’exister