Les polytechniciens dans les pas de leurs parents
Justine Ducharne
[14 juillet 2005]
Source : Le Figaro
Ils ont entre 20 et 23 ans et, réglant leur pas sur celui de leur porte-drapeau, ils ouvrent ce matin le ballet du 14 Juillet, filles en tête. «Pour la noblesse de leur école, et malgré leur indiscipline légendaire», souligne un cadre de l’armée de terre. Politesse oblige, les invités d’honneur, la fanfare et les cadets brésiliens les auront précédés. Un ordre immuable depuis 1880, pour une institution qui ne l’est pas moins.
Sur les 500 élèves (400 Français, 100 étrangers) que compte la promotion 2003 de l’Ecole polytechnique, tous ne défileront pas. Seuls 294 ont été «élus», «les plus méritants», explique la direction de l’X.
Le porte-drapeau, Guillaume Meheut, 22 ans, a obtenu la meilleure note au concours MP – le plus prestigieux – après deux années de prépa à Louis-le-Grand, à Paris, et une enfance passée auprès de parents tous deux professeurs de mathématiques à Vire (Calvados). «Comme au moins 65% de mes camarades», explique-t-il spontanément, ses binocles et son bicorne vissés sur son 1,85 mètre et son visage d’ado. «Ado», c’est le diminutif du «binet» (nom donné aux associations étudiantes de l’X), Atelier des ondes, un studio de musique ultraéquipé à la devise éloquente – «Du trash métal au jazz funky, tout est possible» –, où ce major de promo donne parfois un coup de main.
Tout est possible ? A sa création, en 1794, l’X la «révolutionnaire» doit accueillir «tous ceux jugés dignes par leurs connaissances et leur intelligence d’y entrer, sans qu’ils ne soient gênés par des problèmes d’argent». Les élèves perçoivent donc un salaire de 900 francs par an – ils touchent aujourd’hui de 600 à 800 euros par mois.
«Mais seul 0,5% de ma promotion était d’origine modeste», dénonce un ancien élève de la promo 2000, fils d’un mécanicien automobile. «Traditionnellement, l’école accueille plutôt les enfants de grandes familles ou de milieux favorisés», rappelle la direction de l’école. Statistiquement, 60% des pères des élèves et 40% de leurs mères sont cadres ou issus de professions intellectuelles supérieures. Les filles restent sous-représentées (un peu plus d’une sur dix) et les universitaires, voie d’entrée alternative à la traditionnelle prépa, ne sont que dix. Quant aux enfants de l’immigration, ils sont quasiment absents…
Seuls les élèves étrangers grossissent peu à peu les rangs. Ismail Guessous, un marocain de 22 ans, dont le père est diplômé de l’Institut national d’agronomie de Paris-Grignon et la mère prof de physique à Rabat, voulait en faire partie «car Polytechnique est très connue au Maroc».
Si les élèves suivent encore une préparation militaire de trois semaines et sont incités à rester dans la réserve pendant cinq ans, ils seront à peine deux ou trois à embrasser la carrière des armes. Un quart choisira l’administration (de moins en moins nombreux), le reste se répartira entre la recherche (15%), l’entreprise (30%), le secteur bancaire, l’assurance ou le consulting (13%) et l’ingénierie ou le service (9%). Yves Frinault, 23 ans, préfère la création : il sera réalisateur de films en images de synthèse. Ses parents sont diplômés de Supélec et son frère a fait l’X, trois ans avant lui.
En 1973, deux X – Jacques Kosciusko-Morizet et Jean Peyrelevade – avaient jeté un pavé dans la mare en publiant La Mafia polytechnicienne. Ils y expliquaient que l’«on naît polytechnicien» et que «le concours n’est qu’un système de cooptation par les couches dirigeantes de leur propre progéniture». A l’époque, 10% des X étaient fils d’X, plus de 20% avaient un proche parent de même origine, et quatre des huit jeunes filles de la promo étaient d’ascendance polytechnicienne directe.
Aujourd’hui, s’il s’ouvre davantage – les X ont accueilli quelques jours 39 lycéens de ZEP participants au programme de l’Essec «Une grande école, pourquoi pas moi ?» –, le modèle ne se dément pas.
«L’exemple de nos parents nous a permis de sentir que c’était possible», explique Caroline Mahé, ravissante élève de 21 ans dont le père a fait l’X, la mère est prof de maths et le frère a atterri à Normale sup sciences. «Ils connaissent le système et nous incitent à travailler», avance Guillaume Méheut pour justifier cet héritage.
Mais l’héritage n’empêche pas des bouffées de rébellion. Il y a trente ans, la promo s’était rebiffée contre la direction de l’école : 120 élèves avaient écopé de sanctions disciplinaires, dont une dizaine aux arrêts. Cette année, l’association «XY» a défilé à la Gay Pride. Et la semaine dernière, trois élèves ont été condamnés pour trafic de cannabis. Dans la chambre de l’un d’eux, les gendarmes ont trouvé deux ouvrages de chimie un peu particuliers : J’attends une récolte et Cuisiner au cannabis…