«La littérature-monde en français : un bien commun en danger»
ALAIN MABANCKOU et DANIEL PICOULY auscultent l’état de la francophonie, non seulement en tant qu’institution mais aussi comme langue commune. Le concept, inventé par le géographe Onésime Reclus en réponse à l’affaiblissement de l’empire colonial français, retrouve de son universalité grâce au manifeste pour une «littérature-monde».
Par et LAURE GARCIA CLAIRE JULLIARD
QUOTIDIEN : samedi 14 juillet 2007
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Un manifeste (1) signé par quarante-quatre écrivains en faveur d’une «littérature-monde» plutôt que «francophone» a donné le coup d’envoi d’une polémique qui ne cesse de rebondir. Parlez-nous de la naissance de ce manifeste.
Alain Mabanckou : L’idée a germé en Afrique, au moment de l’édition 2006 du festival Etonnants voyageurs de Bamako, au Mali. Avec Michel Le Bris, Abdourahmane Waberi et Jean Rouaud, nous avons discuté du paysage littéraire d’expression française et avons jeté les bases de ce qui allait être le Manifeste des 44 écrivains pour une «littérature-monde». Un an plus tôt, à l’occasion du salon du livre, j’avais évoqué dans Le Magazine littéraire et Le Monde ce que j’entendais par «littérature francophone», un ensemble vaste et éclaté et dont les tentacules s’étendent sur cinq continents, la littérature française étant une littérature nationale. L’idée était d’imaginer celle-ci comme un élément de la littérature francophone et non, comme c’est le cas, de toujours définir les lettres francophones comme une dépendance de la littérature française. Nous devons aller vers la rumeur du monde, et de ce fait, les thèses que défend Edouard Glissant dans son œuvre théorique sont d’une actualité frappante. Le terme de «littérature-monde» s’est alors imposé, et nous avons commencé à ébaucher les grandes lignes du projet et à rechercher les écrivains qui partagent cette idée d’une ouverture au monde. Les plus grands auteurs d’expression française des cinq continents ont aussitôt répondu à cet appel, et certains d’entre eux ont même donné un texte pour notre livre collectif.
Avez-vous voulu signer l’acte de mort de la francophonie ?
A. M. : La francophonie telle qu’elle se présente actuellement est une institution éminemment politique. Elle ne comprend que peu d’artistes et d’écrivains, ce qui constitue une aberration en soi. Il semble qu’un auteur comme Boualem Samsal, qui écrit en français, n’a pas été invité au salon de la francophonie parce que son pays, l’Algérie, n’est pas un membre de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Notre manifeste n’est cependant pas une croisade contre l’institution elle-même, comme l’a cru à tort le président Abdou Diouf. Nous avons besoin d’organisations de ce type pour la rencontre des cultures et l’avènement d’une identité fondée sur notre amour commun de la langue française et le respect des langues locales, particulièrement dans les anciennes colonies françaises. Il demeure que la francophonie est vue aujourd’hui comme la continuation de la politique étrangère de la France par un moyen détourné. Les écrivains français n’ont pas été invités au salon du livre de mars 2006 consacré aux littératures francophones alors que la France, jusqu’à preuve du contraire, est un membre de l’Organisation internationale de la francophonie. C’est là une preuve que nous sommes toujours dans la logique déplorable du ghetto, même si les intentions louables des organisateurs étaient de mettre en avant les «voix venues d’ailleurs». Nous devons apprécier l’écrivain francophone parce qu’il est avant tout un écrivain, et non un auteur qui se contenterait de perpétuer la langue française. La défense de la langue n’est pas son rôle exclusif.
Daniel Picouly : Je n’ai pas signé le manifeste, mais ce discours me convient. Alain et moi ne sommes pas opposés sur le fond. Le concept de «littérature-monde» a le mérite de réveiller ce qui était en sommeil sous forme de malaise ou de frustration. N’empêche, la «littérature-monde» est une mauvaise réponse à une bonne question. La francophonie oui ; le ghetto non. C’était le titre et la teneur de l’article d’Alain dans Le Monde au moment du salon du livre de Paris. Cela me convenait. Cela disait un attachement critique, une vigilance. Tout n’était pas à jeter. Car Alain et moi sommes attachés à certaines institutions que nous avons pratiquées comme les Alliances françaises, par exemple. Mais hélas, à l’heure actuelle, au regard de ses ambitions, l’institution apparaît défaillante, ne serait-ce que financièrement. Par ailleurs, il serait désolant aujourd’hui que la francophonie donne l’impression de se résumer à un rassemblement de chefs d’Etat une fois par an, «entre soi». Le sommet de la francophonie est perçu comme une organisation pyramidale dont rien ne redescend. Bien sûr, il me paraît également absurde que l’Algérie n’adhère pas à l’OIF, mais c’est son droit et une position souveraine. Mais que l’on n’invite pas un auteur pour cette raison ne pourrait que démontrer le racornissement politique d’une institution.
Les mots vivent, le terme de francophonie a vécu, il est connoté péjorativement. Est-il «sauvable» ? Peut-on encore l’investir ? Je m’étonne de sa faible capacité à mobiliser des énergies pour sa défense. J’avoue que je n’avais pas réagi au manifeste «littérature-monde» car je croyais à une future déferlante de contributions plus autorisées. Je ne suis pas signataire du manifeste car je refuse la mise à mort de la francophonie sur la seule mise en évidence de ses défauts et carences. Je crains que le mouvement «littérature-monde» ne devienne qu’une structure parallèle sans effet d’interpellation réel sur l’institution. Pourquoi renoncer à demander des comptes aux organisations censées nous représenter ? Il faut interroger cette démarche qui consiste à doublonner une structure jugée défaillante d’une nouvelle en espérant que l’autre se nécrose. Une sorte de pontage après infarctus de la francophonie. Et que trouve-t-on de l’autre côté du pont ? Une nouvelle académie ? Un nouveau prix ? Une nouvelle revue ? De quelle couleur, le nouvel habit, le nouveau bandeau ?
Le terme de francophonie lui-même ne recouvre-t-il pas des réalités plus administratives que culturelles ? A. M. : Ce terme sème beaucoup de confusion, sans doute parce qu’il a été conçu dès le départ par Onésime Reclus, au XIX e siècle. Ce géographe craignait alors l’affaiblissement de l’empire colonial français, et il a imaginé la francophonie comme une réponse. A ce titre, il a initié le désir de créer un ensemble plus vaste. Toutefois, son discours était lié à une certaine idée de l’expansion coloniale. Et c’est ce lien – aujourd’hui plus subtil – qui doit être coupé afin que n’importe quel créateur en langue française se sente libre, et non pas sous l’emprise d’une quelconque idéologie expansionniste. Le terme de francophonie est devenu péjoratif et a, pour beaucoup de francophones, une connotation post-coloniale.
D. P. : D’accord pour admettre que l’on puisse percevoir des résonances post-coloniales dans la francophonie. Mais on ne peut pas dire que l’actualité littéraire aille dans le sens d’une marginalisation de la littérature francophone. Voir les prix littéraires de la rentrée, dont cinq ont été attribués à des auteurs d’outre-France, dont Jonathan Littel, Nancy Huston et Alain Mabanckou. On peut m’objecter qu’il ne s’agit là que d’une aberration statistique et qu’on reviendra vite à un étiage plus conforme à la réalité. Alors, qu’est-ce qui a changé au point de provoquer l’émergence de ce manifeste ? Un accès de faiblesse ? Le contraire, pour moi. C’est la force et l’exposition de cette littérature qui lui permet de se faire entendre. Comme s’il existait une masse critique pour être audible dans ce tintamarre médiatique. Par exemple : les personnalités signataires refusent d’être étiquetées, rangées par genre. Je trouve cette réaction très émotionnelle, elle semble oublier qu’on ressemble tous à ces vieilles valises étiquetées de partout. Selon le mode de classement en librairie – bien pratique par ailleurs -, je me retrouve en BD, jeunesse, polar, roman historique, roman tout court, récit de jeunesse. Ailleurs, je suis romancier d’origine antillaise, populaire, de banlieue, du 9-3. Que sais-je ? Je pourrais m’en offusquer, car je sais que tout classement est discriminatoire, qu’il induit une différence de statut et de considération. Expérience personnelle : dans le même grand salon, je ne suis pas logé dans le même hôtel selon que je suis venu signer un livre de jeunesse ou un roman. Anecdotique ? Je n’en suis pas certain. Désolant ? Certainement. Peut-être que d’ici quelques années, des jeunes liront Ahmadou Kourouma ou Alain Mabanckou avant Chateaubriand. Les lecteurs se retrouvent dans une littérature universelle, quelle qu’en soit l’origine. Bien sûr, je dois batailler avec les correcteurs pour maintenir mes tournures populaires, comme toi, Alain, tes «congolismes». J’espère le lecteur plus intéressé par l’énergie de la langue que par son classicisme normé.
Le débat porte aussi sur la place de la littérature française dans le monde. Paradoxalement, la francophonie semble mieux comprise aux Etats-Unis qu’en France, puisqu’il existe là-bas des quotas d’auteurs francophones traduits et étudiés, dont un quart de «Français de France».
A. M. : Les Américains ont eu l’humilité d’admettre qu’ils n’étaient pas les dépositaires de la culture mondiale. Ils ont ainsi multiplié les appels aux experts et ont pris en compte l’expérience. Aujourd’hui, les plus grands médiévistes sont américains. Les étudiants américains sont plus sensibilisés sur les lettres francophones que leurs collègues français. La plupart des universités américaines ont des départements d’études francophones – ce qui n’est pas encore le cas en France. Les «études africaines» se développent aussi. On y étudie l’histoire, la politique et l’anthropologie africaines, qui apportent un éclairage sur la littérature de ce continent et permettent ainsi des traductions d’auteurs africains d’expression française. Aujourd’hui, nous nous plaignons parce que le texte d’expression française est peu traduit en anglais. Une majorité de ces traductions concerne des œuvres d’écrivains d’expression française qui ne sont pas nés en France. Toute l’œuvre de Kourouma est traduite et connue dans les universités anglophones. Sans doute les Américains ne se retrouvent-ils plus dans le roman français contemporain, trop replié sur lui-même, un constat que faisait d’ailleurs Richard Millet dans Harcèlement littéraire (Gallimard, 2005).
D. P. : Je trouve amusante l’idée que ces écrivains «pas nés en France» installent une tête de pont pour natifs et qu’on assiste à ce genre de renversement. Les institutions françaises semblent également avoir cédé à la fatalité de l’hégémonie et avoir abandonné l’idée d’une défense vigoureuse de la francophonie, tellement elles paraissent résignées à la domination de l’anglais. Le bilinguisme devrait faire partie intégrante de la réflexion. On a le sentiment que ces dernières années, le combat culturel est frappé par le grand renoncement. C’est significatif, je n’ai pas eu l’impression d’entendre parler de culture pendant la présidentielle, ni de la place du français dans le monde. Ce débat sur la «littérature-monde» en français a au moins pour vertu de montrer l’attachement très vif à un «quelque chose de commun en danger», de provoquer entre amis un échange autour de la francophonie, et d’interpeller les politiques sur le sujet. Au fait, Mesdames et Messieurs les politiques, qu’allez-vous faire ?
(1) Des écrivains comme Tahar Ben Jelloun, Edouard Glissant, Dai Sijie, Abdourahman A. Waberi, Anna Moï ou Jacques Godbout y prônent une langue française «libérée de son pacte exclusif avec la nation». Gallimard, sous la direction de Jean Rouaud et de Michel Le Bris, Pour une littérature-monde, collectif, 352 p.