Les petites fiancées de l’Internet
LE MONDE | 10.11.07 | 13h12
Deux jeunes femmes patientent devant le cybercafé en attendant qu’un ordinateur se libère. Tous les postes sont occupés par des habituées. Plusieurs fois par semaine, elles viennent ici, dans le quartier de Madahouf, à la pêche au "vazaha", l’homme blanc. Et ça marche : le consulat de France à Diego Suarez, qui marie entre 150 et 200 couples franco-malgaches par an, constate que les trois quarts des époux ne se sont jamais vus ou se connaissent à peine avant d’entamer les démarches.
Malgré la lenteur des connexions et les coupures d’électricité, il y a aujourd’hui une bonne dizaine de cybercafés à Diego Suarez, ville de 80 000 habitants au nord de Madagascar. "Toute la journée, elles défilent. Certaines viennent tous les jours, d’autres deux ou trois fois par semaine, s’amuse Michel Tambaza, le propriétaire du cybercafé, même quand il fait très chaud et que ma boutique se transforme en cybersauna, elles sont là." "Moi, je n’y croyais pas, mais depuis 2006 j’ai cinq copines qui sont parties en France. Alors je continue à chercher, même si pour le moment je n’ai rien trouvé. Ici c’est trop dur, je veux partir", explique Amina, 22 ans.
Sur les sites de rencontres, elles sont des milliers de jeunes Malgaches à chercher l’homme blanc qui les emmènera loin de la misère. Avec ou sans photo, elles se décrivent quasiment toujours avec les mêmes qualificatifs : elles sont "souriantes", "timides" et "réservées". "Nous, les Malgaches, on est très sérieuses, on cherche des relations sérieuses", assure Amina. Claudine, une autre cliente, acquiesce : "On ne veut pas des gars pas sérieux, moi je veux me marier, partir d’ici, le reste ça ne m’intéresse pas."
"Aujourd’hui, assure Michel, 90 % des pages consultées dans mon cyber sont sur des sites de rencontres." Le classique Meetic, Affection.org et Eurochallenge figurent parmi les plus populaires. Sur l’un d’entre eux, la répartition par ville malgache place Diego Suarez largement en tête, avec 153 candidates. Plus qu’à Tamatave (121 inscriptions), autre ville côtière pourtant deux fois plus peuplée. Et, proportionnellement, dix fois plus que dans la capitale, Antananarivo. La consultation d’autres sites de rencontres aboutit au même constat : Diego Suarez est quasiment toujours en tête du nombre d’inscriptions.
Considérée comme la plus française des villes malgaches, Diego Suarez a toujours été réputée pour ses unions mixtes. Passée sous le contrôle de la France en 1885, la ville prit de l’importance grâce à l’installation de la marine française, d’un arsenal et de plusieurs casernes. La Légion étrangère ne la quitta qu’au milieu des années 1970. Elle a gardé une allure de ville coloniale sur le déclin. Les avenues ne sont plus éclairées que par quelques rares lampadaires, les rues sont défoncées, les bâtiments coloniaux éventrés, Diego est un vaisseau fantôme de la colonisation écrasé par le soleil.
Ceux qui sont passés ici, coopérants, militaires, pêcheurs, en gardent un souvenir ému. Certains reviennent y couler une retraite tranquille : ici, un RMiste est riche. "Il y a beaucoup de jeunes retraités des "régimes spéciaux" encore plein d’énergie, mais aussi des plus vieux, divorcés ou veufs, ou jamais mariés, qui échouent à Diego. Ils restent rarement seuls très longtemps", raconte François Frankel, le consul de France, qui s’amuse d’un proverbe local : "Si un homme descend seul la rue Colbert à pied, il la remonte toujours à deux."
Personne, pourtant, n’emploie le mot de prostitution. Les dizaines de filles qui arpentent la rue Colbert, l’artère la plus animée de la ville, dès la nuit tombée, et parfois même dans la journée, cherchent non pas un client mais un "copain", en espérant qu’un jour l’un d’entre eux les épousera. "C’est pour ça qu’on préfère les vieux, les jeunes ils sont pas sérieux", commente Amina. Sur Internet, les filles, âgées de 18 à 30 ans, cherchent des hommes de 35 à 65 ans, parfois même jusqu’à 77 ans… "Les vieux ils ont plus d’argent", lâche crûment Cindy, 23 ans, qui vit avec un Français de 54 ans. En ajoutant, plus romantique : "Les Blancs sont plus gentils, plus doux que les hommes malgaches."
Le marché local n’est pas suffisant pour satisfaire toutes les demandes de mariage. "En plus, on n’aime pas trop les Zanatany (les Français nés à Madagascar ou installés sur l’île depuis longtemps), ils sont tropicalisés, ils sont pas mieux que les hommes malgaches", affirme Claudine. Des tactiques ont donc été mises au point pour trouver un "corres", un correspondant. D’abord, le réseau de Malgaches déjà installées en France est à l’affût pour les soeurs, cousines ou amies restées au pays. "Pendant longtemps, elles ont aussi utilisé les petites annonces des journaux, en particulier des magazines comme Le Chasseur français", raconte le consul. Internet a ouvert un nouveau terrain de chasse. "Elles y laissent des fortunes. Je me demande comment elles font pour dépenser autant en connexions, reconnaît Michel Tambaza, dont le commerce prospère. Au minimum, elles me laissent 4 800 ariary par visite (2,4 euros), c’est énorme quand on sait que le salaire moyen est de 80 000 ariary (40 euros)."
Impossible de savoir combien de jeunes filles sont parvenues à trouver un conjoint sur Internet. Mais les services du consulat sont formels : elles sont de plus en plus nombreuses. Toutes les internautes rencontrées dans les cybercafés de la ville connaissent au moins une jeune femme qui a quitté le pays grâce à une rencontre sur la Toile. Désormais, le prétendant français doit obligatoirement se rendre sur place. "Ça évite de bien mauvaises surprises, explique le consul. Les futurs mariés ont un entretien. On essaie de les mettre en garde. Mais les hommes sont tous amoureux, et ils sont surtout convaincus que leur fiancée, qui a vingt ans de moins, n’est pas comme les autres, qu’elle les aime sincèrement."
Pourtant, chaque fois qu’elle demande à la jeune fille pourquoi elle veut se marier, Geneviève Gonzales, chargée de l’état civil au consulat, obtient la même réponse : "Parce qu’il m’aime, et puis, ici, la vie est trop dure." "En un an, j’en ai eu trois qui m’ont dit "parce je l’aime"", ajoute l’agent consulaire. A chaque jour ou presque, sa nouvelle anecdote. Ce matin-là, Mme Gonzales a vu un futur époux, grisonnant, fraîchement arrivé de France pour se marier. "Il avait l’air un peu catastrophé. Il voulait que je trouve une excuse pour ne pas lui délivrer les documents nécessaires au mariage, raconte-elle. Il venait de découvrir que sa fiancée ne parlait pas un mot de français. Il était logé dans sa future belle-famille et ne voulait pas la vexer. Alors, il comptait sur moi pour échapper à ce mariage."
Le patron de cybercafé connaît bien ce problème. Pendant longtemps, il a rempli, pour celles qui ne maîtrisaient pas très bien le français, les fiches d’inscription sur les sites de rencontres. "Parfois je tenais même les conversations avec les types, à leur place. Mais je ne le fais plus", assure-t-il.
"J’ai une copine qui est partie, mais elle va revenir. Elle croyait que le type habitait à Paris, en fait il habite en brousse", raconte Cindy. Traduire : à la campagne. Mado n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. "Parfois on a des "Jonbily", c’est même assez courant." Ce mot, que personne ne peut épeler, et qui n’a cours qu’à Diego Suarez, désigne le petit ami malgache. "On le présente au Blanc, on lui dit que c’est un frère ou un cousin, mais c’est notre gars. Il récupère l’argent et construit une maison pour nous ici, pendant qu’on vit en France", explique Mado avec une désarmante sincérité. Le consul a une collection de lettres écrites par des conjoints déçus. "Evidemment, ceux qui sont très heureux en ménage ne viennent pas se plaindre, alors on a une image un peu tronquée de la situation", reconnaît François Frankel.
En moyenne, les couples ont vingt ans d’écart, parfois bien plus. "Je sais que sur les photos du mariage j’ai l’air d’un vieux con. Mais la famille s’en fout, ici tout le monde s’en fout. Le jour du mariage y’a que moi qui avais honte", raconte Jean, 63 ans, qui s’est marié en août avec Elisabeth, 21 ans. Jean n’a pas de famille en France, hormis quelques neveux qui ne se sont jamais occupés de lui. "Je suis bien avec elle, j’aime sa compagnie, c’est pas vraiment comme une épouse, c’est plus comme une fille très dévouée", commente Jean.
Avant de parvenir au mariage, il faut des mois de recherches. Sandra est serveuse dans un restaurant. Ce soir, elle sirote une bière tiède en attendant son "copain", un jeune Français qui vient à Diego Suarez régulièrement. Elle ne se fait aucune illusion : il ne l’épousera pas. Il l’aidera pendant quelques mois, peut-être même quelques années. Juste le temps qui lui faudra, à elle, pour trouver enfin son prince ou, plus probablement, son papy charmant.
Fabienne Pompey, envoyée spéciale