Suisse — Les femmes immigrées peinent à s’imposer dans leur profession
ETUDE. En Suisse, les travailleuses extra-européennes qualifiées ont souvent des emplois précaires.
Catherine Dubouloz
Vendredi 20 juillet 2007
http://www.letemps.ch
Baby-sitter, garde-malade ou femme de ménage, bref des emplois faiblement qualifiés, mal payés, peu considérés. Faites l’exercice: ce sont les professions qui viennent automatiquement à l’esprit lorsque l’on pense aux Brésiliennes, Marocaines ou Kosovares qui travaillent en Suisse. Pourtant, de nombreuses femmes en provenance des pays non-membres de l’Union européenne (UE) possèdent un diplôme de niveau tertiaire. Elles sont ingénieures, juristes ou sociologues. Un chiffre: 40% des femmes d’origine extra-européenne exerçant un emploi en Suisse ont une formation universitaire.
Mais elles ont d’immenses difficultés à faire reconnaître leurs qualifications, à percer sur le marché de l’emploi et à décrocher un contrat stable qui corresponde à leurs compétences. C’est ce que montre une recherche réalisée dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) 51 sur l’intégration et l’exclusion*. «C’est un gaspillage de savoirs en Suisse, associé à une déperdition de compétences dans les pays d’origine», observe Yvonne Riaño, chargée de cours au Département de géographie de l’Université de Berne et responsable du projet.
Perte de statut
Le but de l’étude, menée en Suisse alémanique, était de vérifier si une bonne formation permet à ces migrantes de s’intégrer aisément dans le marché du travail suisse. La réponse est négative. «La migration signifie non pas une amélioration, mais plutôt une dégradation de leur statut», conclut l’étude.
Les chercheuses de l’Université de Berne ont procédé en interviewant 57 femmes originaires de pays latino-américains, du Moyen-Orient et d’ex-Yougoslavie (lire encadré ci-dessous) et en étudiant leurs parcours, emblématiques. «Les stéréotypes sont si forts, constate Yvonne Riaño. Dans la représentation que l’on se fait en Suisse des migrantes, les femmes qualifiées n’existent pas.» La littérature scientifique renforce cela en se concentrant sur les migrantes peu ou pas qualifiées.
Pour celles qui possèdent une formation tertiaire, la question est donc: comment mettre à profit des diplômes, des compétences, des expériences acquis à l’étranger, dans un contexte qui ne les valorisent pas? L’enjeu est d’autant plus d’actualité que la migration se féminise. En 2005, par exemple, 65% des personnes originaires d’Amérique latine qui ont immigré en Suisse étaient des femmes.
Le parcours des 57 femmes reflète la situation des migrantes en général: globalement, elles immigrent rarement spécifiquement pour travailler, mais plutôt pour des raisons familiales ou politiques. Une fois là, elles rencontrent de multiples obstacles sur leur route. En fin de compte, sur les 57 femmes, 30% ne sont pas sur le marché du travail (elles sont au chômage, à la maison ou en études). C’est le cas d’une médecin péruvienne, d’une avocate libyenne ou d’une ingénieure kosovare. Un quart d’entre elles sont employées en dessous de leurs qualifications: une enseignante libanaise est caissière dans un supermarché, une avocate vénézuélienne travaille en usine, une économiste kosovare est nettoyeuse.
Si 45% d’entre elles occupent un emploi conforme à leurs qualifications, seulement 18% ont un contrat stable, avec des perspectives à long terme (une cadre bancaire, par exemple). Les autres ont un statut précaire, des emplois intermittents et instables, ou se sont créé leur job, comme traductrices indépendantes, journalistes free-lance ou professeure remplaçante.
Les Latino-Américaines s’en sortent moins bien. Elles sont plus souvent arrivées en Suisse par mariage, plus âgées, avec des diplômes et une expérience acquise à l’étranger (lire l’histoire de Yolanda ci-dessous), ce qui les pénalise. Par contraste, les femmes arrivées jeunes en Suisse, pour des raisons politiques par exemple, qui y ont refait des études, sont favorisées, comme Zehra (lire ci-dessous).
Problème des diplômes
«La non-reconnaissance des diplômes extra-européens est un grand problème», observe Yvonne Riaño. «Mais le manque de reconnaissance joue aussi à un niveau moins formel. Pour les employeurs, les compétences et l’expérience acquise dans les pays d’origine ne comptent pas.»
La langue est un autre problème. «Dans des pays comme le Canada ou les Etats-Unis, les compétences sont plus valorisées qu’une maîtrise parfaite de la langue. Ici, c’est l’inverse», explique la chercheuse. A cela s’ajoute, en Suisse alémanique, la difficulté du dialecte.
D’autres éléments accroissent les difficultés d’intégration. Les obstacles tiennent notamment à l’origine ethnique des migrantes ou aux discours sur le rôle de la femme. «En Suisse alémanique, on pense encore souvent qu’une bonne mère reste à la maison, les horaires scolaires en sont une preuve. Cette idée est encore plus forte vis-à-vis des femmes d’origine étrangère», lance Yvonne Riaño.
L’allemand, les diplômes: tout impose d’acquérir de nouvelles qualifications et c’est là l’une des solutions mises en place pour aller de l’avant. Reconstruire ses compétences en retournant se former (dans son métier ou un nouveau) est la stratégie la plus efficace à long terme. Accepter le premier poste disponible, créer son propre emploi ou travailler comme bénévole est une autre réponse, mais moins payante. Cela permet certes d’entrer dans le marché du travail, mais il est ensuite très difficile de revenir à un niveau plus qualifié. Dernière option: se retirer du marché et se concentrer sur sa famille pour éviter déboires et déceptions.
Recommandations
Pour soutenir les migrantes qualifiées, les chercheuses font plusieurs recommandations. Avant tout, il s’agit de développer un système de reconnaissance des diplômes non européens. Ensuite, de prévoir des programmes d’intégration et de soutien spécifiques aux femmes qualifiées. «Aujourd’hui, tous les projets ciblent les personnes faiblement qualifiées. Il faut renverser cela», lance la chercheuse. Elle pense notamment à des cours de langues avancés et spécialisés, en finance, en droit, ou à des conseils en carrières spécifiques.
Autre point, mettre en place des formations pour les conseillers des offices de l’emploi. Yvonne Riaño imagine encore le développement de stages en entreprise, assorti de mesures de mentorat pour accompagner les femmes. Last but not least, l’amélioration des structures de garde pour les enfants et un meilleur accès aux bourses d’études.
* Infos sur http://www.giub.unibe.ch/sg…
Les difficultés de Yolanda
Des barrières ethniques et la non-reconnaissance des diplômes en cause.
Catherine Dubouloz
Yolanda* a grandi en République dominicaine. En 1981, grâce à une bourse, elle part étudier en Union soviétique où elle obtient des diplômes universitaires en psychologie et en russe. Elle y rencontre aussi son futur mari, un Suisse. En 1988, ils arrivent en Suisse.
Elle a 27 ans, elle est suisse par mariage. Au départ, grâce à des amis de son mari, elle trouve un emploi dans un home pour personnes âgées, comme aide-soignante puis comme animatrice. Mais les pensionnaires mettent en doute ses compétences parce qu’elle est Noire et elle n’a pas de perspective de progression professionnelle. Désillusionnée, elle quitte son emploi. Le couple a alors deux enfants dont elle s’occupe, car son mari travaille à plein temps.
Yolanda donne de temps en temps des cours de russe ou d’espagnol, mais elle n’arrive pas à obtenir un poste fixe car elle n’a pas les diplômes suisses requis. Parallèlement, elle dépose sa candidature pour des postes de psychologue, mais elle ne décroche jamais d’emploi, car son diplôme russe n’est pas reconnu. Un conseiller en orientation lui suggère de refaire entièrement ses études en psychologie ou de rester à la maison pour s’occuper de ses enfants. Pour financer plusieurs années d’études, il lui faudrait une bourse, mais le revenu du ménage est trop élevé pour qu’elle l’obtienne. Et le couple a choisi d’investir ses ressources dans le perfectionnement du mari, qui possède un meilleur potentiel sur le marché du travail.
Aujourd’hui, Yolanda a 45 ans. Elle est dans une situation professionnelle précaire et mal payée.
* Prénom fictif
L’ascension de Zehra
Un statut de réfugiée et un diplôme suisse ont joué en sa faveur.
Catherine Dubouloz
Zehra* faisait partie de l’opposition kurde en Turquie. Elle arrive en Suisse à 22 ans, comme requérante d’asile, avec son mari et ses deux fils. Ils obtiennent l’asile et peuvent reconstruire leur vie.
Zehra veut étudier. Grâce à une bourse cantonale et à des jobs à temps partiel, elle se lance dans des études en anthropologie. Elle met du temps à les achever, car elle divorce et doit s’occuper seule de ses enfants. Mais ce statut de mère célibataire lui permet de décrocher une place en crèche, car elle est prioritaire.
A la fin de ses études, elle trouve un emploi dans une organisation non gouvernementale (ONG) qui mène des activités interculturelles. Ses origines, combinées avec un diplôme suisse, jouent en sa faveur pour obtenir le poste. Elle parle allemand, anglais, turc et kurde, elle connaît ces cultures, elle connaît bien aussi les religions chrétienne et musulmane.
Par contre, plus tard, elle n’arrivera pas à obtenir un poste dirigeant dans cette organisation. Un homme, suisse, sera choisi pour le poste.
Actuellement, Zehra a 44 ans, elle travaille à plein temps comme professeure dans une Haute école spécialisée zurichoise, dans le domaine de la pédagogie interculturelle.
Par rapport à Yolanda, le fait que Zehra ait eu accès à une bourse, qu’elle possède un diplôme universitaire suisse et qu’elle ait trouvé une solution de garde pour ses enfants a été déterminant. Alors qu’elle semblait partir avec moins d’atouts, elle s’en sort mieux, car elle a eu davantage accès à des aides étatiques: son statut de réfugiée et de mère célibataire à faible revenu a joué à son avantage.
* Prénom fictif
Profils représentatifs
Catherine Dubouloz
Les 57 femmes qui ont participé à l’étude viennent d’Amérique latine (Mexique, Nicaragua, Colombie, Pérou, Brésil…), du Moyen-Orient (Turquie, Iran, Irak, Liban, Tunisie, Maroc…), ainsi que du Kosovo, de Bosnie et du Monténégro.
Elles sont chrétiennes ou musulmanes. Elles ont 40 ans en moyenne. La majorité d’entre elles sont mariées et ont des enfants.
Elles vivent en Suisse alémanique et elles y sont arrivées par mariage (surtout les Latino-Américaines), regroupement familial, pour étudier, pour fuir une guerre ou un régime politique et demander l’asile (les musulmanes essentiellement).
S’agissant de leur formation, la moitié des femmes possède un diplôme universitaire en gestion économique et commerciale ou en sciences sociales. Les champs les plus représentés ensuite sont le droit, la communication, l’architecture, les sciences de l’éducation et l’enseignement.