Le conseil des ministres présidé par le roi Mohammed VI le 10 février 2016 a pris une décision choc concernant la politique éducative au Maroc : les matières scientifiques seront désormais dispensées en français, cette langue sera enseignée à partir de la première année de l’école primaire et l’anglais introduit aussi de manière précoce. Il s’agit bien d’une remise en question de la politique d’arabisation telle qu’elle a été promue dès les années 1960 et mise en œuvre de manière volontariste dans les années 1980. Le ministre de l’éducation, Rachid Benmokhtar, promoteur de ce revirement, a sans aucun doute été encouragé par le souverain qui, dans son dernier discours du Trône (30 juillet 2015), déclarait : « La réforme de l’enseignement doit se départir de tout égoïsme et de tout calcul politique qui hypothèquent l’avenir des générations montantes, sous prétexte de protéger l’identité ».
Lors de la dernière décennie, les débats suscités par le bilan alarmant de l’enseignement public ont souvent désigné l’arabisation voire la langue arabe elle-même comme causes principales d’un échec scolaire incontesté. La presse nationale et les blogs divers se font l’écho de ce constat et – quels que soient les chiffres, analyses et classements auxquels ils se réfèrent – rivalisent en titres évocateurs : « Un bonnet d’âne pour le Maroc », « Le Maroc dernier de la classe », « Le Maroc, zéro sur 20 »…
Dans le même discours, le roi rejoignait ce point de vue, de manière à peine voilée : « Est-ce que l’enseignement que reçoivent nos enfants aujourd’hui dans les écoles publiques est capable de garantir leur avenir ? » La réponse est dans la question.
Fort de ces orientations royales, le ministre résume ses objectifs : « l’émergence d’une école de l’équité et de l’égalité des chances, une école de l’excellence et une école de l’ouverture et de la promotion sociale ». Vaste et ambitieux programme mais avec un air de déjà-vu. De fait, depuis des années, on ne compte plus les tentatives de réforme : Charte nationale de l’éducation (1999-2005) et Programme d’urgence pour l’éducation (2009-2012) émanant du ministère de tutelle ; Vision stratégique de la réforme (2015-2030) élaborée par le Conseil supérieur de l’enseignement. Bref, des centaines de pages – bilans, rapports et évaluations en tous genres – dédiées à la réforme du système éducatif, allant dans le sens aujourd’hui prôné par le ministre. Or, jusqu’ici, rien de vraiment probant dans les résultats. Comme dit le proverbe arabe : « ce n’est que de l’encre sur du papier ».
Pour l’économiste marocain Youssef Saadani, qui conduit depuis trois ans une recherche sur la réforme en question, « les indicateurs disponibles révèlent que la qualité de l’éducation au Maroc est inférieure à la moyenne des pays pauvres d’Afrique subsaharienne, avec 79 % d’élèves âgés de 10 ans ne maîtrisant pas les bases de la lecture. Depuis le début les années 2000, cette situation ne fait que s’aggraver ». A quoi l’on peut ajouter le classement établi par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (organisation internationale indépendante) : concernant l’enseignement des mathématiques en 4e année primaire, le Maroc se situe à la 48e place sur les 52 pays évalués. Ou encore le rapport de l’Unesco 2014 sur l’état de l’éducation dans le monde : le royaume – malgré des progrès remarquables quant à la généralisation de l’enseignement primaire – fait partie des pays qui sont très loin des objectifs fixés lors de la conférence mondiale de « l’éducation pour tous » (en 1990).
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Pourtant, les moyens alloués à ce secteur par le budget de l’Etat marocain et les aides extérieures ne manquent pas : selon les données de la Banque Mondiale en 2013, l’éducation au Maroc représentait 6,3 % du PIB (par comparaison en France il était de 5,5 % et au Canada de 5,3 %). Le projet de loi de finance 2016 prévoyait un budget de 45,8 milliards de dirhams (environ 4,5 milliards d’euros) pour le ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle.
Où donc se situent les raisons d’un tel échec ? Nombreux sont ceux qui incriminent la politique d’arabisation. Après l’indépendance du Maroc, les politiques éducative et linguistique, inspirées et conduites par les nationalistes du parti de l’Istiqlâl, ont fait de l’arabisation leur maître mot, comme gage d’une arabité supposée originelle, « confisquée par le colonisateur ». Pour eux, il fallait procéder à une décolonisation culturelle et linguistique, et retrouver, via l’arabe classique, une identité ancrée dans un passé arabo-musulman.
Menée dans la précipitation, cette politique a souffert d’improvisation dans sa mise en œuvre, dans la définition des programmes, la formation des enseignants et la conception des outils pédagogiques. En outre, les manuels scolaires ont souvent privilégié la langue arabe classique par fidélité à celle du Coran, considérée comme la langue par excellence, mais éloignée de l’arabe marocain. Comme si, par cette surenchère dans le purisme, il s’agissait de se donner ou d’obtenir un label d’arabité voire d’islamité.
L’enseignement marocain – bien que faisant sa part au français – a ainsi été entièrement arabisé, depuis l’école primaire jusqu’au baccalauréat, ainsi qu’à l’université pour la majorité des sciences humaines et sociales. En revanche, dans les facultés de sciences et de médecine les cours sont donnés en français, ce qui crée de sérieuses difficultés aux bacheliers inscrits dans ces filières puisqu’ils ont suivi tout leur cursus antérieur en arabe.
Le comble du paradoxe c’est que les plus fervents promoteurs de l’arabisation, tout comme les principaux décideurs en matière d’éducation et l’élite gouvernante en général, se sont toujours bien gardés de scolariser leurs enfants dans le système public. Ils préfèrent les inscrire dans les établissements français au Maroc, qui sont payants et jouissent d’un grand prestige du fait de leur offre pédagogique plus riche, de meilleure qualité, et aussi en raison de leur fonction de reproduction des élites socio-économiques marocaines. Celles-ci ont pour habitude de faire suivre à leur progéniture des études supérieures en France, aux États-Unis ou au Canada. Les classes moyennes, quant à elles, se tournent de plus en plus vers le réseau des écoles privées locales, dont la création est facilitée par des mesures financières et fiscales incitatives.
Trois types d’école donc : l’une inefficace, pour la majorité des Marocains, que les politiques menées jusqu’ici ont enfermés dans un système de valeurs passéistes au nom de l’authenticité et de la tradition ; en face, celle d’une minorité de privilégiés, affranchis du poids de cette tradition et occidentalisés. Entre les deux, une forme hybride en plein développement, dont les performances ne sont pas d’égale qualité.
Formation des enseignants
Dans ce contexte, les récentes mesures prévoyant, dans le système public, l’enseignement des matières scientifiques en français et l’introduction précoce du français et même de l’anglais dans le primaire seront-elles la panacée ?
L’arabisation a certes réduit l’étude du français dans l’enseignement, mais l’horaire qui lui est réservé, en tant que première langue étrangère, demeure important. Un élève marocain suit actuellement près de 2000 heures de français du primaire jusqu’au baccalauréat. Ce volume horaire devrait, en principe, lui permettre d’étudier et travailler dans cette langue. Surtout si l’on tient compte d’un environnement francophone bien présent : média écrits et audiovisuels, littérature marocaine d’expression française, monde des affaires et marché du travail. Sans doute la langue arabe utilisée dans l’enseignement devrait-elle se défaire du classicisme sacralisé qui la caractérise et se faire plus proche de l’arabe parlé quotidiennement au Maroc.
Mais le problème ne tient pas à la langue elle-même, quelle qu’elle soit. Toute langue peut servir de véhicule au progrès et à la modernité pour peu qu’elle ne se trouve pas emprisonnée dans un carcan idéologique. N’est-ce donc pas plutôt du côté la formation des enseignants et des méthodes pédagogiques qu’il faut chercher une partie de la solution ? Youssef Saadani estime que la dégradation de la qualité de l’enseignement va s’amplifier, « les élèves de faible niveau devenant eux-mêmes enseignants ».
En effet, l’école publique est assurée par des maîtres formés en son sein, alors que les élites issues des écoles françaises ou du réseau des écoles privées ne se destinent jamais à une carrière dans l’enseignement au Maroc. Devenir ingénieur, entrer dans la finance, le conseil, la communication ou encore la haute fonction publique, voilà ce qui les attire. Ainsi, chaque secteur – public et privé – entretien sa propre reproduction, selon une ligne de partage parfaitement étanche.
« Apprendre à apprendre »
Quant aux méthodes pédagogiques, malgré des efforts pour les faire évoluer, elles reposent encore sur la répétition et l’autorité plutôt que sur la découverte et l’appropriation rationnelle : « le modèle implicite est la mémorisation du Coran, qui constituait depuis des siècles la phase initiale de l’acquisition majeure de tout enseignement », rappelle le sociolinguiste Gilbert Grandguillaume, spécialiste du Maghreb. Ajoutons qu’au Maroc comme en Algérie, le corps enseignant de la période post-coloniale, était composé soit de nationaux formés dans des structures traditionnelles, soit d’Orientaux, parmi lesquels nombre de Frères musulmans égyptiens ayant fui les persécutions de Nasser. De ce fait et en raison de choix politiques destinés à neutraliser l’opposition de gauche à partir des années 1970, l’arabisation des cursus scolaires s’est accompagnée d’une islamisation, longtemps entretenue dans la tradition la plus dogmatique.
Au-delà du choix de telle ou telle langue, n’en va-t-il pas plus fondamentalement du rapport au savoir ? Un rapport qui permette au futur citoyen non seulement d’acquérir des connaissances solides mais de mettre au travail sa propre intelligence et son sens critique ? Ce que le ministre Rachid Benmokhtar traduit par la formule « apprendre à apprendre ».
Par Ruth Grosrichard
Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris et contributrice pour Le Monde Afrique
Source: http://www.lemonde.fr