Nationalité : preuves par l’absurde
Devant une administration de plus en plus tatillonne, les doléances de Français nés à l’étranger se multiplient.
Pour l’instant, les protestations sont dispersées, mais la colère monte, et la mobilisation s’organise. Le 14 décembre, Anne-Marie de Lespinois a saisi son député des difficultés qu’elle rencontre pour faire renouveler ses papiers d’identité. La raison ? Elle est née à l’étranger. Au Maroc. Malgré son nom, sa particule et un pedigree «sans tache», l’administration lui demande de prouver qu’elle est française. Le député en question, Jean-Louis Touraine (PS Rhône), vient de se tourner vers Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, pour lui demander de «dispenser» les «Français, nés hors de France, sur des territoires anciennement administrés par la France […], de fournir une preuve quelque peu obsolète de leur qualité indéniable de Français à part entière». Le cas d’Anne-Marie de Lespinois n’est pas isolé.
Tous les Français nés à l’étranger – quel que soit le pays concerné – ou de parents nés à l’étranger rencontrent ces difficultés. A chaque renouvellement de leur carte d’identité et, désormais, pour la délivrance d’un passeport biométrique, il leur faut prouver leur nationalité. Depuis deux ou trois ans, Gloria Herpin, greffière au tribunal d’instance de Bordeaux, constate le durcissement des conditions posées par l’administration pour la délivrance de ces documents. «Les préfectures appliquent des textes qu’elles n’appliquaient pas il y a encore quelques années.» Auparavant, il suffisait de produire les papiers périmés pour obtenir une carte d’identité ou un passeport tout neuf, «actuellement, la préfecture de Bordeaux demande plus ou moins systématiquement un certificat de nationalité». Ce certificat est la seule preuve formelle qu’un individu est bien français. Pour l’obtenir, il lui faut remonter à la source de sa nationalité, ce qui est tout sauf une formalité.
Recalés. La quasi-totalité des personnes concernées vivent cette exigence comme une humiliation et une injustice. «Mon frère, né des mêmes parents, mais en France, ne se voit pas réclamer l’obtention du même certificat. Pourquoi ?» interroge Olivier Guichardaz, natif du Maroc (lire ci-contre). Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH), confirme : «Un Français né à Caen sera traité d’une manière différente d’un Français dont les parents sont nés à Alger. C’est discriminatoire.» Avec le documentariste Daniel Karlin (lire ci-dessous), qui a subi, lui aussi, cette inquisition, la LDH prépare une protestation d’envergure.
Les effets de cet acharnement administratif ne sont pas que psychologiques. Certains Français n’arrivent pas à prouver leur nationalité. C’est le cas de juifs ashkénazes, dont les ascendants sont nés, avant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, en Europe de l’Est et en Russie. C’est le cas de Blancs d’Afrique, demeurés au Sénégal, en Côte-d’Ivoire ou à Madagascar après les indépendances, et qui ont perdu la trace de l’ancêtre ayant quitté la France pour s’établir là-bas. Faute d’avoir pu remonter jusqu’à l’origine de leur nationalité, certaines personnes se la voient retirer.
Combien sont-elles ces victimes de ce zèle administratif ? Difficile à dire. Le seul chiffre disponible est celui des demandes de certificat de nationalité. Or, ce document est aussi exigible pour une candidature à un emploi dans la fonction publique. Selon le ministère de la Justice, sur les 172 110 personnes ayant demandé ce certificat en 2002, 5% (8 331) ont essuyé un refus. En 2007, ce pourcentage est passé à 12%, 18 572 des 145 965 requêtes ayant été rejetées. Que deviennent ces recalés ? Une trentaine saisissent chaque année le médiateur de la République. Un chiffre en hausse depuis 2000, mais qui n’est pas représentatif car, dit-on au bureau du médiateur, Jean-Paul Delevoye, «beaucoup de gens ne nous sollicitent pas».
Reste que cette ardeur de l’administration à séparer les vrais Français des autres pose question. Pourquoi les ministres de l’Intérieur successifs, depuis Charles Pasqua dans les années 90, durcissent-ils ainsi les conditions de délivrance des papiers ? «Il y a des gens pour qui la carte d’identité était renouvelée systématiquement sans qu’aucun contrôle ne soit jamais effectué. Or, certains n’ont jamais été français, plaide Gloria Herpin. Désormais, on remet les choses à plat pour repartir sur de bonnes bases.» Certes, mais quel est l’intérêt politique de compliquer ainsi la vie de centaines de milliers de Français ? Pour Michel Tubiana, «on est sur une démarche parfaitement xénophobe : tout ce qui est étranger ou issu d’étranger est suspect».
Suspicion.Le premier tour de vis remonte à 1986, année de l’arrivée de la carte d’identité informatisée. Pour l’obtenir, il faut fournir un certificat de nationalité. Le FN est au plus haut, la France est secouée par des attentats, Pasqua veut «terroriser les terroristes». C’est le début d’une logique de suspicion généralisée. Dans ce climat, des fonctionnaires font du zèle. «Il y a un problème d’incompétence ou de mauvaise volonté des agents qui ne veulent pas se faire engueuler par leur hiérarchie, et qui demandent plus de documents qu’il n’en faut, explique l’historien Patrick Weil.Et une responsabilité du gouvernement qui ne donne pas d’instructions précises à ses services.» Chez Hortefeux, on signale que le ministre a envoyé aux préfets, le 2 décembre, une circulaire leur demandant de faire preuve de souplesse dans l’examen de ces dossiers. Cette traque est d’autant plus absurde que toute personne ayant été considérée comme française pendant dix ans au moins – ce qui en langage juridique s’appelle la possession d’état – peut de plein droit se faire reconnaître comme telle. Cette procédure serait de plus en plus souvent utilisée. Les VIP ont droit à un traitement de faveur : à la préfecture de police de Paris, un bureau est chargé de régler leur cas, rapidement et en douceur.
Par CATHERINE COROLLER
11/01/2010
Source: http://www.liberation.fr