Le recrutement d’étudiants internationaux est devenu une « industrie » en pleine croissance de 21,6 milliards de dollars au Canada — soit davantage que les exportations de pièces d’automobile, de bois d’œuvre ou d’avions. Au-delà de la réputation enviable du pays en matière d’éducation, ce vaste marché comporte un côté sombre, préviennent des experts : il permet à des milliers d’étudiants étrangers de mettre la main sur la résidence permanente en suivant des formations qui leur sont facturées à gros prix, jusqu’à 24 000 $ dans certains cas.
Le nombre d’étudiants internationaux au Canada a bondi de 68 % entre les années 2014 et 2018, indique la Stratégie fédérale d’éducation internationale. Pas moins de 721 205 étudiants originaires de pays étrangers — un record ! — fréquentaient en 2018 des universités ou des collèges canadiens, selon les chiffres du gouvernement fédéral.
Au Québec, le recrutement à l’étranger a notamment été encouragé par la déréglementation des droits de scolarité pour étudiants internationaux par le gouvernement Couillard, il y a deux ans. Les cégeps et les universités se targuent d’attirer une « clientèle » internationale grandissante grâce à la qualité de leurs programmes. Certains collèges privés de la province ont un effectif formé très majoritairement d’étudiants étrangers, a constaté
Le Devoir.
« Ce serait merveilleux si ces tendances n’étaient dues qu’à la réputation de nos institutions d’enseignement supérieur », écrit Anne Michèle Meggs, ancienne directrice de la planification et de la reddition de comptes au ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, dans le numéro hiver/printemps 2021 de la revue canadienne Inroads.
« En observant de plus près cette montée des nouvelles inscriptions, on constate que l’éducation internationale est devenue une véritable industrie. […] L’obtention éventuelle de la résidence permanente et de la citoyenneté canadienne est clairement un argument de vente, bien au-delà de la valeur de l’éducation offerte », ajoute Mme Meggs.
Monnayer l’immigration
Le constat de cette experte de l’immigration fait écho aux reportages récents du Devoir et de Radio-Canada ayant révélé que le gouvernement Legault et l’Unité permanente anticorruption (UPAC) enquêtaient sur le recrutement d’étudiants étrangers dans une dizaine de collèges privés. Ces établissements remplissent leurs coffres en offrant de courtes formations professionnelles, la plupart en anglais, à des étudiants, principalement originaires de l’Inde.
Les collèges facturent jusqu’à 24 000 $ à ces étudiants pour undiplôme d’études professionnelles (DEP), par exemple en soutien informatique. Plusieurs établissements font affaire avec des firmes de recrutement à l’étranger, qui encaissent jusqu’à 30 % des droits de scolarité payés par chaque élève. Les partis de l’opposition et des spécialistes de l’éducation dénoncent depuis plus d’un mois cette « marchandisation » de l’éducation, qui nuit à la valeur des diplômes québécois.
Ces formations ouvrent la voie à la résidence permanente et, éventuellement, à la citoyenneté canadienne pour ces étudiants étrangers et leurs familles. « Je ne dirais pas que faire des études ici est une voie plus facile pour immigrer. Mais il est certain qu’une partie de cette industrie est faite de personnes qui viennent assez souvent de l’Inde et qui vont se chercher les points qu’il leur manque pour se qualifier à la résidence permanente », explique l’avocat spécialisé en immigration David Chalk.
Cette porte ouverte à l’immigration explique en bonne partie la présence en sol canadien d’étudiants d’origine indienne, chinoise, africaine ou latino-américaine, croit Anne Michèle Meggs, interviewée par le Devoir.
« C’est triste pour ces étudiants, qui sont vulnérables sur plusieurs plans », dit-elle. Certains se font facturer des frais supplémentaires sous la menace de perdre leur permis d’études. D’autres se font exploiter par des entreprises sans scrupule (ils ont le droit de travailler 20 heures par semaine pendant leurs études).
Une forme d’« extorsion »
Dans le même numéro de la revue Inroads, Mark Stobbe, qui a enseigné en Saskatchewan, en Alberta et en Colombie-Britannique, déplore lui aussi que le recrutement d’étudiants internationaux prenne l’allure d’une forme d’« extorsion ». « La voie étudiante pour devenir résident du Canada amène dans mes classes des jeunes désorientés, qui s’assoient dans la rangée du fond en souhaitant désespérément que je leur accorde la note de passage. Plusieurs n’ont pas appris grand-chose. Ce n’est pas de leur faute ni de la mienne : c’est parce que l’enseignement postsecondaire est devenu une porte d’entrée pour le Canada », écrit-il.
Mark Stobbe fait partie des rares enseignants qui acceptent de s’exprimer publiquement sur leur expérience de formation d’étudiants internationaux. Contactés par Le Devoir, plusieurs professeurs ont refusé de témoigner par crainte de représailles.
« Nous avons créé une situation où des milliers de jeunes, s’ils veulent immigrer au Canada, doivent payer des milliers de dollars et perdre des années dans des cours pour lesquels ils n’ont aucun intérêt, et pour lesquels ils sont souvent mal préparés », précise l’enseignant.
Même si le Canada anglais reçoit un plus grand nombre d’étudiants étrangers que le Québec, la province n’est pas en reste : la bonne réputation d’une ville comme Montréal et le coût de la vie, qui y est moins élevé que dans les autres métropoles du pays, contribuent à attirer un grand nombre d’étudiants, même s’ils ne parlent pas français, souligne David Chalk. « Le système est une incitation à la création d’écoles et d’universités qui fournissent del’éducation en anglais », reconnaît-il.
En revanche, il ne voit pas comment la présence de ces étudiants pourrait contribuer à l’anglicisation de la province. « Pendant leurs études, c’est au Québec qu’ils consomment et dépensent leur argent. Ensuite, s’ils veulent rester ici, soit ils apprennent le français, soit ils s’en vont ailleurs, parce que c’est beaucoup plus difficile de se qualifier pour avoir le Certificat de sélection du Québec [préalable à la résidence permanente] si on ne parle pas le français. »
Un système là pour de bon
Anne Michèle Meggs ne s’attend pas à ce que le système change malgré toutes les préoccupations soulevées. Pour bien des établissements, notamment en région, le recrutement à l’étranger est devenu une question de survie. Au Québec, le cégep de la Gaspésie et des Îles a ainsi ouvert un campus à Montréal qui offre des formations en anglais à 2000 étudiants originaires principalement de l’Inde. Les deux tiers de l’effectif de l’Université du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, viennent de pays étrangers, principalement de la Chine et de l’Inde.
« Les étudiants étrangers, ça rapporte ! Je ne vois pas comment ça changerait bientôt, avec le système capitaliste et les gouvernements de centre droit qu’on a. Ça rapporte trop, et ça rapporte à trop de monde. Ça rapporte aux gouvernements, ça rapporte aux universités, ça rapporte à des cégeps, ça rapporte à des collèges privés, ça rapporte à des entreprises qui sont créées pour recruter à l’étranger », conclut Anne Michèle Meggs. SOURCE