Le recrutement intensif d’étudiants étrangers est devenu le modèle d’affaires d’au moins une trentaine de collèges privés du Québec, qui misent sur cette « clientèle » pour remplir leurs coffres. Selon ce que Le Devoir a constaté, Québec enquête sur la qualité de l’enseignement et sur les pratiques commerciales de certaines écoles qui ont connu une croissance fulgurante en offrant des formations le plus souvent en anglais à des étudiants internationaux.
Le marché fort lucratif des étudiants internationaux donne lieu, depuis cinq ans, à des efforts de recrutement sans précédent de la part des collèges privés du Québec. Dans son dernier rapport, la Commission consultative de l’enseignement privé fait mention d’une vingtaine de collèges privés, la plupart non subventionnés, qui réclament un permis pour offrir à gros prix de courtes formations à des étudiants étrangers. Le Devoir a aussi trouvé une dizaine d’autres collèges privés qui courtisent les étudiants internationaux.
Québec s’inquiète pour la qualité de l’enseignement offert, pour la disponibilité des enseignants (notamment pour l’enseignement à distance depuis la pandémie) et des locaux (pour l’enseignement en présence avant et après la pandémie), ainsi que pour les pratiques commerciales des établissements, qui brassent des millions de dollars à l’aide d’agences de recrutement bien branchées à l’étranger. Les ministères de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de l’Immigration enquêtent sur une dizaine d’établissements pour valider leur effectif et les sommes perçues en droits de scolarité.
Le collège Milestone, de Brossard, qui a ouvert ses portes en 2018, fait partie des établissements dont le plan d’affaires prévoit l’accueil d’étudiants étrangers, principalement d’origine chinoise. Lors d’une visite à l’établissement, le 26 juin 2019, la Direction de l’enseignement privé du ministère de l’Éducation a découvert une série de lacunes, indiquent des documents obtenus par Le Devoir en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.
Dès sa première année d’existence, cette école privée avait inscrit un nombre d’étudiants largement supérieur à sa capacité d’accueil : le collège Milestone déclarait 190 étudiants inscrits, tandis que son permis prévoyait 36 élèves au total en 2018-2019, puis 54 élèves et 72 élèves les deux années suivantes. La taille des cohortes atteignait 27 élèves ; le permis prévoyait qu’elles devaient en contenir 18.
Les installations sanitaires paraissaient « limitées » par rapport au nombre d’élèves, avaient noté les inspecteurs du ministère. La température dans les locaux était « très élevée », des traces ayant l’apparence de moisissure étaient présentes, des pannes de courant survenaient « à répétition », et des fils ainsi que des boîtes encombraient le plancher d’un atelier.
Un nombre indéterminé d’enseignants, le document obtenu par la loi d’accès à l’information ayant été caviardé, n’avaient pas l’autorisation légale d’enseigner. Le matériel pédagogique utilisé ne respectait pas les conditions prévues au permis. Le collège ne remboursait que la moitié des droits de scolarité aux élèves qui annulaient leur inscription, ce qui contrevient à la Loi sur l’enseignement privé. De plus, certains formulaires d’admission présentaient des programmes d’étude non autorisés dans le permis de l’école. Le collège Milestone offre un diplôme d’études professionnelles (DEP) du secondaire en soutien informatique.
Les correctifs exigés par les inspecteurs de la Direction de l’enseignement privé n’ont pas tous été apportés, confirme au Devoir le ministère de l’Éducation. « L’analyse des documents et des renseignements fournis n’a pas permis au ministère de s’assurer que les difficultés rencontrées avaient été entièrement corrigées », indique Bryan Saint-Louis, porte-parole du ministère. Dans le cadre du processus de renouvellement du permis, les échanges se poursuivent, a-t-il ajouté.
Il n’était pas en mesure de confirmer les correctifs apportés et le nombre d’élèves inscrits au collège pour la session d’automne.
Le collège Milestone n’a donné suite à aucune de nos demandes d’information formulées à plus d’une reprise par courriel et par téléphone à la direction générale. Le Devoir a constaté que l’établissement a toujours pignon sur rue, dans un immeuble de bureaux de Brossard. Les cours sont offerts à distance en raison de la pandémie, a indiqué une employée du collège.
Croissance rapide
L’Institut supérieur informatique (ISI), qui a dû déménager dans de plus grands locaux, sur le boulevard De Maisonneuve Est, en raison de sa forte croissance, fait partie des écoles qui font l’objet d’une enquête de Québec. Ce collège privé a multiplié son effectif par six entre les années 2018 et 2020, en recrutant principalement des étudiants d’origine indienne. Le nombre d’élèves de l’établissement est passé de 150 à 900.
« C’est une croissance assez rapide », a admis Henriette Morin, cofondatrice de ce collège privé spécialisé en informatique, qui a vu le jour en 1997. Elle dit avoir entièrement collaboré avec le ministère et fourni les informations demandées. « On n’a rien à cacher. »
La croissance rapide du collège, qui dit compter environ 75 % d’étudiants étrangers, est notamment le résultat de son partenariat avec l’agence de recrutement Rising Phoenix International. Les dirigeantes de cette agence ont été arrêtées le mois dernier par l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Les revenus supplémentaires venant des étudiants anglophones ont permis de parfaire la qualité de l’enseignement, soutient Henriette Morin. « Ça nous a permis de nous améliorer grandement au chapitre des locaux et des équipements. Bien qu’on offrait d’excellents services, ça a vraiment été l’occasion d’aller plus loin », dit-elle.
Elle explique que c’est Rising Phoenix qui a « approché » son collège pour lui proposer de recruter. « C’était une firme canadienne et on a vu que le cégep de Rivière-du-Loup faisait affaire avec eux, et d’autres écoles sérieuses, alors on s’est dit qu’on allait le faire. » Henriette Morin ne souhaite toutefois pas en dire davantage, l’Isi étant actuellement en train de mettre fin à toute relation d’affaires avec l’agence de recrutement.
L’UPAC a porté, le mois dernier, des accusations de fraude et de production de faux documents contre Caroline Mastantuono et Christina Mastantuono, deux ex-employées de la commission scolaire Lester-B.-Pearson qui étaient aussi actionnaires de l’agence Rising Phoenix. Caroline Mastantuono (qui répond aussi au nom de Caroline Bonneville) est aussi accusée d’abus de confiance. L’homme d’affaires ontarien Naveen Kolan, président du collège Matrix, est aussi toujours recherché dans cette affaire.
Dans la ligne de mire de l’UPAC
Nos sources confirment que le ministère de l’Éducation a transféré à l’UPAC un dossier relatif au collège CDI, un des plus importants du Québec, qui compte cinq campus dans la région de Montréal. Le Journal de Montréal a rapporté, la semaine dernière, que le gouvernement a signalé à l’UPAC des irrégularités dans la gestion des droits de scolarité, dans les états financiers du collège et dans les listes d’inscription d’étudiants étrangers.
Le collège CDI a indiqué au Devoir avoir cet automne 6765 étudiants inscrits, dont 77 % (soit 5232) sont originaires de l’étranger. Quelque 1388 étudiants internationaux de l’établissement suivent leurs cours à partir de leur pays d’origine en raison de la pandémie, selon le collège CDI. L’établissement indique avoir 334 enseignants ayant un poste permanent, ainsi que 33 autres à forfait.
Dans une déclaration publique, le collège CDI se défend de toute malversation. Le collège privé, établi depuis plus de 50 ans, indique avoir « toujours transmis ses états financiers dans les délais prescrits ». L’établissement a décliné notre demande d’entrevue.
Dans son communiqué de presse, le collège reconnaît qu’une partie de ses enseignants ne sont pas légalement qualifiés, mais explique que ceux-ci bénéficient d’une « tolérance d’engagement » du ministère de l’Éducation. Cette autorisation provisoire d’enseigner, largement répandue dans le réseau de l’éducation en raison de la pénurie de personnel, oblige les enseignants à s’inscrire à une formation reconnue donnant accès à la profession.
Nos sources indiquent que le gouvernement s’inquiète de la qualité de la formation offerte à distance aux étudiants internationaux par les collèges privés pendant la pandémie. Selon Radio-Canada, la vaste majorité des étudiants étrangers inscrits au Québec durant les six premiers mois de l’année 2020 proviennent de l’Inde (6300, soit le double des étudiants français et chinois réunis). Le décalage horaire est de 10 heures et demie entre Mumbai et le Québec. Pour un cours offert à 15 h, heure de Montréal, les étudiants indiens doivent être devant leur ordinateur à 1 h 30, la nuit.
Le ministère de l’Éducation est aussi préoccupé par le paiement, un an à l’avance, des droits de scolarité exigés aux étudiants étrangers par la quasi-totalité des collèges privés. Certains établissements encaissent ainsi des millions de dollars avant même d’avoir livré leur premier cours. Des étudiants étrangers ont raconté au Devoir avoir vécu un cauchemar en réclamant un remboursement d’un collège de Montréal.
Québec fait valoir que le paiement à l’avance de la formation contrevient à la Loi sur l’enseignement privé. Les collèges rappellent que c’est Ottawa qui exige de son côté le paiement de la première année d’étude au Canada pour accéder au traitement accéléré de la procédure d’immigration.
Une planche de salut
Les étudiants internationaux représentent aussi une véritable planche de salut pour Aviron Québec Collège technique inc. Cet établissement privé de Québec — à ne pas confondre avec l’Institut technique Aviron de Montréal — allait tellement mal qu’il a été forcé de fermer ses portes en 2018. Le ministère de l’Éducation lui avait retiré son permis.
Ce collège privé a pu renaître de ses cendres en 2019 en courtisant des étudiants internationaux. Environ 20 % de son effectif (17 élèves sur 83) provient cet automne de l’étranger, indique par courriel Ginette Gervais, directrice par intérim d’Aviron Québec Collège technique. Les locaux de l’établissement peuvent accueillir 230 élèves répartis sur deux campus.
Tous les élèves étrangers du collège proviennent de pays francophones (Algérie, Tunisie, Sénégal), mais l’établissement compte accueillir de petites cohortes d’étudiants anglophones à compter de septembre 2021. Québec a autorisé, en août dernier, cette école de Québec à offrir en anglais ses programmes de formation professionnelle en plomberie, en menuiserie, en électricité, en soudure, en mécanique automobile et en soutien informatique. Les élèves internationaux paient 23 000 $ pour ces programmes de formation d’une année.
Le collège a prévu de favoriser l’apprentissage du français parlé — un incontournable à Québec — par des activités de jumelage entre des étudiants francophones et anglophones et des activités, comme des dîners, des sports de groupe ou des conférences.
Des places à occuper
Des collèges privés prestigieux, préoccupés par la baisse de la clientèle québécoise, font aussi du recrutement international : le collège Bourget, de Rigaud, véritable institution depuis 1850, offre depuis l’an dernier des programmes en anglais pour remplir les places inoccupées par des élèves francophones.
Cet ancien « pensionnat » s’est mis à recruter à l’étranger (d’abord dans la francophonie) au tournant des années 2000, lorsque le nombre de résidents a chuté de façon dramatique. Le collège, qui hébergeait plus de 900 élèves dans ses résidences, perdait une centaine de résidents par année, explique Philippe Bertrand, directeur de l’établissement. Le collège héberge désormais une centaine de résidents. Ses installations peuvent en accueillir 150.
« Les établissements comme les nôtres ont des campus immenses, dit Philippe Bertrand. À cause du coût d’entretien de nos bâtiments et de nos autres frais fixes, il faut trouver des façons d’être complets. »
Une trentaine des 1650 élèves de l’établissement proviennent de l’étranger. L’école accueille aussi une dizaine d’élèves anglophones du reste du Canada. Le collège facture 33 130 $ par année par élève étranger pour l’hébergement, la scolarisation, la tablette électronique et les activités sportives, notamment.
Le programme de hockey du collège attire notamment des athlètes tchèques et russes. Les élèves étrangers de l’établissement proviennent aussi de l’Allemagne, du Mexique, de la Chine, des États-Unis et d’autres pays européens ou antillais.
Une école en devenir
L’École supérieure internationale de Montréal fait partie des établissements qui misent sur le recrutement d’étudiants étrangers. Les promoteurs de l’école, Abdellatif Tazi, Youssef Tazi et Abderrazak Elourzadi, sont actionnaires d’une garderie située dans les mêmes locaux que l’établissement, dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. Ils possèdent également une entreprise de tourisme, Lux Travels, Tours Services inc. Deux d’entre eux possèdent aussi des parts dans diverses entreprises, dont des garderies privées (à Terrebonne, Saint-Eustache et Montréal) et l’un d’eux est actionnaire d’une entreprise d’import/export.
Leur projet de collège privé non subventionné n’a pas encore ouvert ses portes : le ministère de l’Éducation lui a donné cet automne une « réponse favorable » à l’enseignement d’un diplôme d’études professionnelles (DEP) en soutien informatique, à la condition qu’il réponde « entièrement aux exigences préalables à la délivrance du permis, notamment à l’égard des ressources humaines et matérielles. À cet égard, le ministère poursuit ses démarches de suivi auprès de l’établissement », indique Bryan Saint-Louis, porte-parole du ministère de l’Éducation.
Or, l’établissement a fait la promotion de son programme avant même d’avoir répondu entièrement aux exigences du ministère. « Les inscriptions 2021 sont déjà ouvertes. Réservez vite votre place ! » indiquait le site Web de l’école, jusqu’au jeudi 10 décembre.
Le lendemain, le site Web était fermé, officiellement pour cause de « maintenance ». Au cours des jours précédents, Le Devoir avait posé des questions à l’école et au ministère au sujet du permis de l’établissement.
« On a bloqué le site pour corriger un problème technique », a répondu au Devoir Abderrazak Elourzadi, de l’École supérieure internationale de Montréal.
La firme chargée de produire le site Web « l’a annoncé comme ça », mais « les inscriptions n’étaient pas ouvertes », a-t-il ajouté. « Non, c’était la publicité comme quoi on va démarrer le DEP en 2021, tout simplement. »
« Laxisme » du ministère
M. Elourzadi assure que l’entreprise n’a encaissé aucun droit de scolarité. « On n’a pas le droit. On ne peut même pas inscrire un étudiant pour le moment. Il faut toujours attendre qu’on ait le permis officiel et la visite du ministère à l’école. Mais avant d’avoir ça, il faut d’abord engager les gens qui vont diriger l’école avec les enseignants », a-t-il dit.
Le ministère de l’Éducation a indiqué au Devoir que l’école a jusqu’au 25 janvier 2021 pour se conformer aux exigences. L’établissement avait le droit de faire la promotion de son programme même s’il ne répondait pas encore à toutes les exigences pour que son permis lui soit remis. L’école est bel et bien un établissement « reconnu par le ministère de l’Éducation », a précisé Bryan Saint-Louis.
Jean Bernatchez, professeur en administration et en politiques scolaires à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), s’étonne que le ministère laisse un établissement faire la promotion d’un programme avant même d’avoir répondu à toutes les exigences pour offrir la formation annoncée. Le ministère fait preuve de « laxisme », selon lui.
« J’ai l’impression que le ministère ne veut pas trop se mouiller et qu’il trouve une porte de sortie pour ces gens-là. Pourtant, ce serait tellement simple de dire : “Tant qu’ils n’ont pas le permis, ils ne peuvent pas faire les annonces.” D’autant que le premier ministre a dit que ça ne sentait pas bon, cette affaire-là [en faisant référence au recrutement intensif d’étudiants internationaux par des collèges privés] », dit le politologue de l’éducation. SOURCE