Pierre Vermeren est professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et membre du laboratoire IMAF. Il a vécu huit ans en Afrique du Nord, dont sept au Maroc, où il a été professeur d’histoire (1996-2002). Il a écrit plus d’une dizaine de livres consacrés au Maghreb, au Maroc et à leur histoire. Ses deux derniers livres s’intitulent Le Choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes (Odile Jacob, 2015) et La France en terre d’islam. Empire colonial et religions XIX-XXe siècles (Belin).
Pierre Vermeren, comment expliquez-vous que Bruxelles soit devenu le foyer du djihadisme en Europe ?
La Belgique, qui n’a aucun passé colonial arabo-berbère, a accueilli une immigration marocaine en provenance du nord de la France, quand les mines et la sidérurgie ont cessé de recruter, avant de licencier. Les Rifains, Berbères du Rif, montagne méditerranéenne qui fut colonisée par l’Espagne, ont constitué le principal vivier de cette migration.
Les régions méditerranéennes pauvres ont exporté leur population, comme les Siciliens aux Etats-Unis, ou les Rifains en Espagne, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Belgique et aux Pays-Bas. Il y a 700 000 musulmans d’origine en Belgique, dont 500 000 Rifains d’ascendance. Après la crise des houillères françaises et belges, ils ont migré vers les banlieues des grandes villes (Anvers, Roubaix, Bruxelles, Amiens, Liège, Rotterdam), rejoints par les populations chassées du Rif par Hassan II, après les émeutes d’Al-Hoceïma en 1984.
A Bruxelles, ville très riche aux particularités administratives, ils ont constitué des communautés denses, livrées à tous les vents de l’économie criminelle, de la pauvreté et de la mondialisation. Les prédicateurs saoudiens et iraniens se sont alors intéressés à eux. A l’abri des polices françaises et marocaines, ils ont converti une partie de cette jeunesse exaltée et dissidente, viscéralement hostile au makhzen d’Hassan II. Au Maroc aussi, on redoute les Rifains, incontrôlables et rebelles, tant dans leur culture politique que religieuse. Quant à Molenbeek, une poignée de prédicateurs particulièrement efficaces y ont été à la manœuvre.
Dans quelle mesure la déculturation de Marocains venus du Rif a-t-elle été un facteur de leur radicalisation ?
L’histoire des Rifains au XXe siècle est une succession de tragédies. Méconnue, elle doit nous aider à comprendre la violence et l’indifférence à la mort d’une partie de sa jeunesse. Partons du Maroc chérifien, qui n’a jamais pu contrôler cette région tribale de contrebandiers et de bergers. La colonisation espagnole est officielle en 1912, mais la conquête débute en 1920. Mal en prend aux Espagnols vaincus à Anoual, où ils perdent, en juillet 1921, des milliers d’hommes et d’armements. C’est le début de la guerre du Rif. Les Rifains sont écrasés par cinq ans de bombardements au gaz sarin donné par l’Allemagne, en vain. Abdelkrim s’en prend au Maroc français en 1925, début de la phase française de la guerre. Elle donne la victoire à Pétain, débarqué avec des centaines de milliers de soldats.
En 1936, Franco déclenche la guerre civile espagnole depuis Melilla, et ses regulares rifains constituent la colonne vertébrale de son armée. Passé la guerre et l’indépendance en 1956, les Rifains, qui sont souvent saisonniers en Algérie française depuis le XIXe siècle, se voient interdire l’accès à l’Algérie. Ils se soulèvent en 1958 et 1959 contre Rabat, dont ils refusent la tutelle. La répression maroco-française est terrible, le Rif recevant du napalm. Vaincu et puni par Hassan II, le Rif ne reçoit aucun investissement jusqu’à la mort du roi en 1999.
Les Rifains ayant le privilège de cultiver le kif, il leur reste deux choses à faire : émigrer et trafiquer. Les chimistes de la « French connection » leur apprennent à fabriquer la pâte base du haschisch dans les années 1970, ce qui annonce quarante ans de trafic. Le Rif et ses communautés migratoires deviennent la première filière mondiale de production et de distribution de cette drogue. Ce commerce suit les communautés en exil, de l’Algérie aux Pays-Bas, en passant par l’Espagne, la France et la Belgique.
Radicalisés, ruminant leur malheur, hostiles au makhzen et aux anciens Etats coloniaux, cultivant la mémoire d’Anoual et d’Abdelkrim, les Rifains s’enferment dans leur langue propre, dans leurs familles et dans leur clans, dans leurs réseaux marchands et mafieux. Quand Mohammed VI se tourne vers eux au début de son règne, il est bien tard.
Pourquoi ont-ils échappé à la surveillance de la police française comme à celle des services marocains ?
Dans le Rif, il y a toujours eu des familles et des clans ayant fait allégeance au makhzen. En outre, la police et l’armée marocaines contrôlent plus ou moins certains réseaux. En France, la police et les services de renseignement, qui travaillent main dans la main avec les Marocains, ont une bonne connaissance des réseaux. Il n’en reste pas moins que les polices française et espagnole sont obligées de sous-traiter, ne serait-ce que parce que personne ne parle plus les langues berbères en France… sauf à recruter des natifs, ce qui se fait. Il en va de même en Espagne, où, depuis Melilla (où vit une majorité de Rifains très hostiles à Rabat), la police garde une bonne connaissance du Rif. Mais, en Belgique, tout cela s’est arrêté à la frontière.
Les Belges n’avaient aucune connaissance préalable des Maghrébins et, soucieux de leur souveraineté, ils n’ont pas laissé les policiers français et marocains surveiller leurs immigrés. Cela se comprend, mais la Belgique est devenue une sorte de trou noir sécuritaire, tant au plan du trafic de drogue que de la radicalisation religieuse. Peinant à infiltrer des communautés rifaines cimentées par l’omerta et par une méfiance viscérale envers l’extérieur, les Belges n’ont rien vu venir.
La classe politique belge, aussi indifférente que la française aux questions religieuses, a laissé prêcher Iraniens et Saoudiens… estimant que l’on pouvait traiter socialement et politiquement la question, grâce à des élus communautaires. La Belgique n’a pas réuni les moyens que les Néerlandais ont mis en œuvre pour intégrer leurs immigrés.
Comment la Belgique et l’Europe auraient-elle pu endiguer la montée de l’extrême violence sacrificielle d’une partie de sa jeunesse ?
Il semble que la politique mise en œuvre aux Pays-Bas ait fonctionné, sauf à ce que les faits nous contredisent. Peut-être faut-il observer ce qu’ils ont fait, mais les Pays-Bas sont riches, et les Rifains moins nombreux et moins concentrés qu’en Belgique. Laisser les communautés immigrées aux mains des prédicateurs salafistes (et même chiites !) a été catastrophique.
Plusieurs instances religieuses internationales très riches œuvrent continuellement depuis les années 1970 à la radicalisation de la jeunesse musulmane dans le monde. Une partie des pétrodollars du Golfe, qu’ils soient saoudiens, iraniens, qataris ou autres, est consacrée à la prédication mondiale du salafisme. L’Arabie saoudite a financé la construction de milliers de mosquées dans le monde, où elle place ses prêcheurs wahhabites et leurs alliés salafistes, le Qatar et la Turquie d’Erdogan font de même avec les Frères musulmans, et l’Iran avec les siens.
Même le Maroc d’Hassan II s’est laissé piéger jusqu’aux attentats de 2003… Car, derrière les mosquées, il y a les télévisions, les sites Internet, les livres et les DVD, exportés par centaines de millions… Pour les Frères ou les wahhabites, si Dieu a donné le pétrole aux Arabes, c’est à cette fin de prédication et d’islamisation. Cela peut nous paraître absurde, mais c’est ainsi.
Cette industrie de la radicalisation finit par rencontrer des jeunes assoiffés d’idéal, et facilement culpabilisables. Les prédicateurs expliquent aux délinquants qu’ils doivent racheter leurs péchés par de bonnes actions, et aux jeunes insérés qui fréquentent des Européens, boivent ou vivent en Europe, qu’ils sont de mauvais musulmans, mais qu’eux aussi peuvent racheter leurs péchés. Dieu sera miséricordieux s’ils reviennent à la foi, etc. En bref, il serait urgent de former des personnels cultuels tenant d’autres discours et de contrôler les médias de la propagande salafiste.
Pensez-vous que cette radicalisation soit liée à l’onde de choc de la décolonisation ?
On a voulu voir la décolonisation comme la fin d’une époque, ce qui est le cas, mais c’est aussi le commencement d’une autre, dont nous ne cessons de ressentir les secousses. Les « printemps arabes » de 2011 ont démontré que les aspirations des peuples que l’on croyait libres depuis les années 1960, n’ont pas changé depuis un demi-siècle : liberté, dignité, école pour tous, travail et droits politiques. Car, si les Etats ont obtenu leur indépendance, ce ne fut nullement le cas des peuples, qui restèrent assignés à l’autoritarisme.
De ce fait, les peuples anciennement colonisés ont été constamment travaillés par des menées insurrectionnelles et des aspirations révolutionnaires : nationalisme arabe, tiers-mondisme, marxisme-léninisme, socialisme arabe, islam politique, salafisme et djihadisme… Toutes ces idéologies et ces mouvements ont essayé de renverser l’ordre établi par les dictatures militaires et les régimes autoritaires, qui étaient soutenus par les grandes puissances… et par la France. La guerre froide a servi de prétexte, avant de basculer dans la lutte contre le djihadisme au moment de la guerre civile en Algérie, après 1992. Le couvercle n’a cédé qu’en 2011, avant de sombrer dans le chaos au Moyen-Orient…
L’islamisation est-elle déjà à l’œuvre dans le processus de décolonisation ?
Toute cette histoire a produit des phénomènes contradictoires et synchrones : elle a projeté des millions d’immigrés vers l’Europe (quinze millions de Maghrébins, avec leurs descendants), dans des pays qui ne voulaient plus entendre parler des anciennes colonies et de leur histoire. Elle a nourri une contestation islamique de plus en plus radicalisée, alimentée par les pays du Golfe, et a trouvé dans un tiers-mondisme complaisant un fidèle compagnon de route. Celui-ci considérait en effet l’islam révolutionnaire comme un agent de libération des dominés.
Si l’on ajoute à cela le fait que nos élites politiques et intellectuelles ont jusqu’à nos jours regardé la religion comme une affaire dépassée, voire, dans le cas de l’islam, comme un aimable folklore pourvoyeur de repas de ramadan et de calligraphie un peu étrange – occultant au passage notre passé et notre si longue expérience en terre d’islam –, on a laissé se mettre en place les circonstances et les conditions qui nous amènent à la situation présente.
L’Europe n’est donc pas sorti des fractures postcoloniales ?
La décolonisation a échoué trois fois : les Etats indépendants ont été incapables de réaliser le développement et les libertés promises à leurs peuples ; les Etats européens se sont juré de ne plus s’occuper de leurs anciennes colonies, ce qui a jeté une chape de plomb sur la souffrance silencieuse des peuples ; enfin, l’immigration a été regardée comme une soupape de sécurité et une promesse de régénérescence de notre histoire.
Certains ont voulu racheter le péché colonial, jugé à juste titre comme une expérience traumatisante, qu’il fallait à la fois surmonter et réparer ; d’autres ont voulu repartir de zéro, comme si les peuples et les individus n’avaient ni mémoire, ni héritage culturel, ni ressentiment.
C’est sur fond de cette histoire complexe, couplée au rejet de notre expérience coloniale et à une longue amnésie, que la désintégration sociale a frappé, depuis la grande crise industrielle des années 1980, et dont le symptôme principal est la montée du chômage. Mais si cette désintégration n’arrange rien, elle ne fait, selon moi, que parachever un édifice miné.
Quelle est la vision du monde de ces jeunes radicalisés ? Comment, de Cologne à Molenbeek, éviter un choc des civilisations ?
La vision du monde des jeunes radicalisés est celle que leur inculquent leurs prédicateurs salafistes, sur fond de vision apocalyptique, manichéenne, de fin de l’Occident et de triomphe de l’islam. Il ne faut pas trop chercher à négocier avec ces visions religieuses, car elles sont à l’opposé de nos préoccupations et de notre vision de la politique et des rapports sociaux. C’est vrai qu’en ce sens c’est moins un choc des civilisations que des imaginaires et des mondes.
La pensée radicale religieuse, millénariste en l’occurrence, est un absolu qui ne cherche aucun compromis avec ses ennemis supposés et avec le monde réel. De ce fait, les radicalisés seront très difficiles à ramener à la raison, car leur croyance ne tient pas compte du réel. Mais ils ne représentent qu’une fraction, pas si infime qu’on veut bien le dire cependant, des populations musulmanes d’Europe ou du Moyen-Orient.
Comment peut-on, alors, lutter contre ce phénomène ?
En revanche, ce sur quoi on peut travailler en France, c’est d’une part à la fabrication d’un islam endogène, financé sur place, parlant notre langue, et avec des imams formés par les musulmans de France (ou d’Europe), dans un cadre laïque, et d’autre part à l’éducation et à la formation des plus jeunes. Elle devrait être prioritaire.
L’intégration passe aussi forcément par une excellente maîtrise de la langue et des référents culturels, ce qui est le cas de mes étudiants, mais pour combien d’échecs… Je déplore qu’on manque incroyablement d’ambition scolaire, que l’enseignement soit professionnel ou intellectuel. C’est comme si les élèves étaient de moins en moins intelligents. Ce n’est évidemment pas le cas, mais on semble avoir renoncé à être exigeant à l’école pour ne pas pénaliser les défavorisés. En fait, on les enfonce, et on les pousse parfois vers l’obscurantisme ou l’aventure sans retour.
Source: http://www.lemonde.fr
Propos recueillis par Nicolas Truong
LE MONDE Le 23.03.2016