Janvier 2008. La bombe à 4,9milliards de Jérôme Kerviel explosait, dévastait la Société Générale et semait la stupeur sur la planète financière. La déflagration a emporté tous les dirigeants de la banque, menacé leur santé, radicalement changé le cours de leur carrière. Huit ans après l’ouragan, nous les avons tous rencontrés.
Cheveu court et noir, visage fermé, physique de marathonien, au premier abord, Jean-Pierre Mustier n’a pas changé. Désormais installé à Londres, il travaille dans une petite tour en verre de la City dans un relatif anonymat qui lui convient bien. L’homme n’a jamais cherché la lumière. C’est pourtant une star de la finance. En 2008, quand il dirigeait d’une main de fer la toute-puissante banque de marché de la Société Générale, à moins de 50 ans, il était même considéré comme le banquier le plus prometteur de sa génération. Et pour cause. Avec une poignée d’autres matheux de génie, il avait fabriqué à grand renfort d’équations la machine à cash de la Société Générale, les dérivés actions. Ces produits financiers dans lesquels chaque euro investi rapportait cinquante centimes par an à l’époque! La route vers le sommet de cet X-Mines réputé dur et exigeant semblait toute tracée. Un jour ou l’autre, c’était sûr, il deviendrait le patron de la Société Générale. Mais Jérôme Kerviel et les 4,9 milliards d’euros que les paris frauduleux du trader ont fait perdre à la banque de La Défense sont passés par là. Et la carrière météorique du Wonder Boy a été stoppée net. «Après ça, ce n’était plus possible de rester en charge. J’ai immédiatement décidé de démissionner et je m’y suis tenu. Un dirigeant ne peut pas se défausser sur ses équipes, il se doit d’être exemplaire», confie Jean-Pierre Mustier, sans une once de regret, dans son bureau du siège londonien de Tikehau, le fonds de dette dont il est devenu associé l’an dernier.
Il prend alors une autre décision, encore plus inhabituelle dans l’univers de la finance: il renonce à toute rémunération, bonus compris, «par souci d’exemplarité, étant donné les dégâts provoqués par la crise financière». Jean-Pierre Mustier ne fait pas voeu de pauvreté pour autant. Ses années de pionnier des «dérivés» en plein âge d’or de la finance l’ont mis à l’abri du besoin. «Mais je connais beaucoup de banquiers qui, dans ma situation, auraient demandé de grosses rémunérations», se défend-il. Le message aura d’ailleurs du mal à passer chez UniCredit, dont il devient le numéro 2 en 2011. Il n’y dérogera pas. Une réponse aux accusations de délit d’initié dont il fait l’objet en 2008 et qui finiront par être levées? Plus sûrement, une façon d’expier un défaut de contrôle, dont les salariés de la banque et ses actionnaires ont payé l’essentiel de la facture, comme il ne manque jamais de le rappeler. En tout cas, l’homme est aujourd’hui moins raide, plus chaleureux, presque affable. «Il y a huit ans, je pouvais être arrogant et brutal, reconnaît-il. Cette épreuve m’a rendu plus fort en tant qu’homme et comme manager.» Mais le niveau d’exigence est resté le même. Devenu un philanthrope actif, il a passé un MBA de Social Entrepreneurship par correspondance à Wharton pour approfondir la question. On ne se refait pas!
Un drame en trois actes
Comme Jean-Pierre Mustier, tous les dirigeants du groupe ont été marqués au fer rouge par ce sinistre hors norme. Si la bombe Kerviel n’a pas fait sauter la Générale, son rayonnement a irradié toute sa direction. L’omnipotent Daniel Bouton, qui dirigeait la banque depuis 1997, y a laissé son job et un peu de sa santé. Son numéro 2, le très populaire Philippe Citerne, y a acquis un statut de paria toujours d’actualité. La banque de marché a été décapitée. Hugues
Le Bret, le dircom de l’époque, a écrit un livre sur l’affaire, comme on fait une thérapie, qui lui a valu de perdre son emploi, avant de créer les comptes «sans banque» Nickel. Finalement, Frédéric Oudéa, directeur financier en 2008 devenu patron, est le seul à y avoir gagné quelque chose. Mais il aurait sans doute préféré accéder à la fonction suprême dans d’autres circonstances. Depuis ce week-end de janvier 2008, les années ont passé, Jérôme Kerviel a été reconnu coupable par la justice par deux fois et la banque a vécu d’autres tempêtes. Mais pour ces quelques hommes qui occupaient alors les derniers étages de la tour Chassagne à La Défense, le souvenir de cette épreuve reste intact. Un drame en trois actes auquel rien ne les avait préparés.
Le premier acte commence par un coup de tonnerre. «Jusqu’à l’accident Kerviel, la Société Générale, c’est un parcours sublime. Une banque tellement rentable mi-2007, qu’elle pouvait se permettre d’envisager une fusion d’égaux avec BNP Paribas qui était une fois et demie plus grosse qu’elle», rappelle Michel Cicurel, administrateur de la banque. Mais en un week-end, le rêve se brise et le retour sur terre est brutal. Il prend la forme d’un SMS envoyé le dimanche 21 janvier au matin à 9h45 sur le portable du patron des dérivés actions, alors qu’il interroge Jérôme Kerviel. Ses équipes l’informent que la banque est «longue» de 50 milliards d’euros… Le choc est terrible. Une fois la position débouclée, la perte de trading atteindra la somme colossale de 6,3 milliards d’euros (atténuée par un gain de 1,4 milliard réalisé en 2007 dans des conditions tout aussi frauduleuses par le trader). Un record! Tout à coup, la banque se découvre vulnérable aux agissements d’un salarié lambda opérant sur l’un de ses métiers de marché les plus basiques. «Le Goldman Sachs européen victime du laveur de carreaux…», ironise un ancien conseil de la banque. La sidération est totale, l’humiliation aussi. Mais la solidarité maison joue à plein. Plus pour très longtemps, on le verra. Pendant quatre jours, jusqu’à la conférence de presse annonçant le sinistre le jeudi 24, l’esprit de corps qui a déjà préservé l’indépendance de la Société Générale dans le passé (raid boursier de 1988, bataille bancaire de 1999) fait merveille. Daniel Bouton est à la manoeuvre. «Dans les premiers jours de la crise, il a été fantastique», se rappelle un ex-dirigeant. Le PDG, qui a offert sa démission au conseil d’administration, décide de déboucler la position de 50 milliards le plus vite possible, lance le processus d’augmentation de capital qui aboutira à la levée de 5,5 milliards d’euros et assigne une mission à chaque membre du comité exécutif. Dès le dimanche, il a aussi prévenu le gouverneur de la Banque de France Christian Noyer. «Le courage et la lucidité du gouverneur seront extraordinaires tout au long de la crise», souligne Philippe Citerne aujourd’hui. Les bases du sauvetage sont posées.
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