Le décollage africain décrypté par un grand connaisseur du continent à la tête d’une famille de fonds d’impact pour l’Afrique subsaharienne.
Ancien vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie de l’Est et ancien directeur de l’Agence française de développement, Jean-Michel Severino, 57 ans, est président d’Investisseurs & Partenaires, une famille de fonds d’impact tournés vers l’Afrique subsaharienne, au sein de laquelle il met en oeuvre les théories développées dans son livre Le Temps de l’Afrique (Odile Jacob). Créé en 2002, I&P a désormais 65 millions d’euros sous gestion et compte 20 professionnels présents à Paris, Abidjan, Accra, Antananarivo, Dakar, Douala et Ouagadougou. Il a financé plus d’une cinquantaine de start-up et de PME situées dans 15 pays africains. Les taux annuels de croissance des entreprises du portefeuille atteignent 24 % en moyenne !
Le Point : L’Afrique fait débat. Certains affirment que ce continent est le nouvel eldorado, d’autres ne croient pas à son décollage.
Jean-Michel Severino : D’une certaine manière, tout le monde a raison. L’Afrique est entrée dans un cycle de croissance économique important qui est dû à la transition démographique : on part d’un continent vide, rural et pauvre pour construire, dans les trente prochaines années, un continent dense avec des classes moyennes importantes. L’Afrique bâtit un modèle de croissance autour des exportations de matières premières – pour un tiers – et autour de son marché intérieur – pour deux tiers. Ce modèle est différent de celui du Sud-Est asiatique, y compris de celui de la Chine, fondé sur l’export à destination des pays de l’OCDE. La croissance est réelle puisque, en dépit du tassement des cours des matières premières ces dernières années, elle ne s’est pas arrêtée. Mais cette croissance a d’énormes problèmes de qualité. Elle ne freine pas les inégalités et ne génère pas assez d’emplois alors que la pression démographique l’exige ! Il y a en fait une course-poursuite entre la croissance économique d’un côté et la croissance démographique de l’autre. D’ici à 2030, 450 millions de personnes vont arriver sur le marché du travail en Afrique subsaharienne. Sur la base de la croissance actuelle, ce sont environ 200 millions d’emplois qui devraient être créés, ce qui est sans précédent dans l’histoire économique mondiale. Cela signifie aussi que quelque 200 à 250 millions de personnes nouvelles en âge de travailler n’auront que le secteur informel comme alternative… La croissance doit donc s’améliorer en qualité, c’est-à-dire en richesse d’emplois. Et cela va se jouer au niveau des PME africaines. Car, comme partout ailleurs dans le monde, ce sont les PME qui sont le pourvoyeur essentiel d’emplois dans un pays.
Existe-t-il un tissu de PME ?
Le secteur des PME est gravement lacunaire, même s’il commence à se réinventer progressivement à travers une forte émergence de start-up, une régénération de quelques PME familiales et à travers le dynamisme des communautés allogènes (Libanais, Indiens…) et de la diaspora africaine, qui revient créer des entreprises. Mais cela ne va pas assez vite, et le défi de l’emploi est très loin d’être relevé. Il faut mettre en place un secteur productif de biens et services de PME gérées par des dirigeants actifs et responsables. Ce sont eux qui vont façonner et amplifier la classe moyenne, permettre de créer de l’emploi formel et de redistribuer les revenus d’une manière plus équitable… Car l’univers des PME est un générateur de redistribution sociale efficace, les écarts de revenus sont faibles entre le patron et le dernier embauché. Ils sont beaucoup moins importants que dans les grands groupes. Si l’Afrique réussit à créer un tissu de PME, elle aura une chance de répondre au défi de l’emploi, de stabiliser la société, de réduire les conflits dans les pays. Si elle n’y parvient pas, nous aurons un continent qui atteindra les 5 000 milliards de dollars de PIB en 2050, l’équivalent du PIB chinois aujourd’hui, qui sera un acteur significatif sur la planète et une grande puissance démographique, mais qui n’aura pas apporté le bien-être à ses populations, n’aura pas constitué de classe moyenne ni réglé le problème de la pauvreté. Et à ce moment-là, il y aura toujours 500 000 personnes qui vivront avec moins de 1 dollar par jour. Les PME sont le grand défi qui attend l’Afrique !
Cela ne va pas se faire d’un coup de baguette magique…
Bien sûr que non. Et c’est là que le secteur bancaire devra jouer son rôle. Comme partout dans le monde, les banques rechignent parfois à prêter aux petites entreprises. Or, les PME africaines ne pourront pas se développer sans l’appui du secteur bancaire pour le financement à court terme, la gestion des transactions quotidiennes et le système de paiement. C’est primordial. Par ailleurs, les PME ont besoin de pouvoir renforcer leurs capitaux propres grâce aux fonds de capital-risque. Et c’est un métier qui demeure très marginal sur le continent. C’est d’autant plus important que les fonds d’investissement apportent de l’argent, mais aussi des capacités humaines qui permettent d’appuyer le développement des sociétés.
Quels sont le statut et le rôle des chefs d’entreprise en Afrique ?
Ils jouent un rôle très important dans la société. Pour ceux de la diaspora, ils représentent la preuve que le retour au pays peut être un grand succès. Et pour tous, ils sont le signe qu’aujourd’hui on peut s’enrichir en Afrique, réussir, jouir du respect et de l’admiration des autres en n’étant ni ministre ni directeur général des douanes.