Dans les locaux décatis d’un immeuble du centre-ville du Caire, Ahmed Eini et Mohammed Amr ont épinglé la photo de leur ami, Abdelrahman Kamal, aux côtés de celles de quatre autres de leurs camarades disparus de la faculté des ingénieurs de l’université du Caire pour une conférence de presse improvisée. Ils sont sans nouvelle de lui depuis qu’il a été arrêté, le 23 septembre à l’aube, par les forces de sécurité. Ils ont ratissé, en vain, tous les postes de police et les hôpitaux. « On craint qu’il soit enfermé à la prison Azuri, une prison non officielle dont personne n’est ressorti sans avoir été torturé. On a peur qu’il soit tellement torturé qu’il avoue des crimes qu’il n’a pas commis », explique Ahmed.
Diplômé de la faculté il y a un an, Abdelrahman n’était déjà plus étudiant quand les manifestations lancées par le groupe des « Etudiants anti-coup d’Etat », protestant contre la destitution du président Mohammed Morsi et la répression contre les Frères musulmans, ont embrasé les universités à l’automne 2013. Ses camarades assurent qu’il ne s’est pas joint au mouvement qui s’est étendu après la mort, le 28 novembre, de l’étudiant Mohammed Reza lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. « Il avait une vision négative de la politique, à la différence du volontariat où il était très actif », indique Mohammed. Abdelrahman, qui devait prendre un poste de chargé de Travaux dirigés au second semestre, était membre de l’organisation caritative islamiste, Al-Risala.
Après les troubles de l’année passée, lors desquels 19 étudiants sont morts et près de 5 000 arrêtés selon les organisations étudiantes, la nouvelle année universitaire démarre sous haute tension. La rentrée, le 12 octobre, a été précédée d’une vague d’arrestations, majoritairement parmi les « Etudiants anti-coup d’Etat ». Les universités, considérées par l’Etat comme le dernier bastion des Frères musulmans, classés organisation terroriste depuis décembre, ont pris des allures de bunker. Les blindés des forces centrales de sécurité ont été déployés en masse autour des campus. Les gros bras de la société de sécurité privée Falcon contrôlent l’entrée de quinze universités, avec détecteurs de métaux et fouilles au corps. A l’intérieur des campus, la sécurité interne a été renforcée au moyen d’hommes et de caméras de surveillance.
« Les étudiants vont être déclarés organisation terroriste »
« L’université du Caire est devenue un énorme bastion militaire. Ce n’est pas un endroit où l’on a envie d’être », dit Mohammed. Ahmed, acquiesce : « Je vais tous les jours à l’université en me disant que je risque ma vie pour étudier. La blague qui circule en ce moment est que les étudiants vont être déclarés organisation terroriste. Ils veulent qu’on baisse la tête mais la répression sécuritaire n’a jamais fonctionné. Ça attise au contraire la colère. » Depuis trois semaines, les manifestations se succèdent au sein des campus, à l’appel des Etudiants anti-coup. Elles attirent aussi des étudiants révoltés par les restrictions aux libertés académiques et la violation du « sanctuaire universitaire ». Des dizaines de manifestants ont été arrêtés et l’un d’eux tué à Alexandrie. Le premier ministre égyptien, Ibrahim Mahleb, a averti que les étudiants accusés d’avoir saboté des bâtiments universitaires pourraient être déférés devant des tribunaux militaires, aux termes d’une nouvelle loi antiterroriste adoptée le 27 octobre après des attentats contre les forces de sécurité dans le Sinaï.
« L’Etat pensait éteindre le feu avec les arrestations mais face à la chape de plomb que le président est entrain d’imposer, notre motivation n’a pas diminué », assure Mohammed Abou Hachim, membre des « Etudiants anti-coup d’Etat ». « On peut survivre et être opérationnel car on est nombreux et ils n’ont arrêté que des cadres de terrain. La sécurité a beaucoup de mal à infiltrer l’organisation centrale, dont les membres ne vivent plus chez eux pour éviter les raids. » Ce sympathisant des Frères musulmans ne craint pas d’être arrêté à son tour. « Tous les sacrifices sont acceptables car la cause dépasse notre individualité. De toute manière, dans la situation actuelle, même si on finit notre scolarité, on n’a pas d’avenir. » Le mouvement peine pourtant à gagner en ampleur parmi les étudiants, démobilisés et gagnés par la peur. « Les étudiants sont déprimés et ne sont plus convaincus par la mécanique des manifestations », dit Ahmed Sameh, étudiant à la faculté des ingénieurs et membre du Front révolutionnaire. Les organisations de gauche préfèrent se concentrer sur des actions de sensibilisation et de défense des droits estudiantins.
« On nous reprend tous les acquis de la révolution », poursuit le jeune homme de 22 ans. Les organisations étudiantes dénoncent la mise en place d’un arsenal législatif qui, sous couvert de viser les contestataires pro-Frères musulmans, impose une « punition collective » à l’ensemble des étudiants. La loi des universités de 2012 a été amendée pour permettre la nomination des présidents et doyens d’université par le chef de l’Etat, expulser les étudiants sans conseil de discipline et autoriser les forces de sécurité à entrer sur les campus et dans les dortoirs. Une nouvelle mouture doit être ratifiée par le chef de l’Etat, qui pourrait interdire les activités politiques même non-partisanes et limiter l’indépendance des syndicats étudiants. Certaines universités ont déjà pris des mesures réglementaires, à l’instar de l’université du Caire qui a dissous les organisations étudiantes et exige tests sanguins, empreintes digitales et attestation de non-activité politique pour accéder à un logement étudiant. Des « étudiants patriotes » ont été chargés par l’administration de surveiller leurs camarades jusque sur Facebook.
« Rupture entre la classe politique et la jeunesse »
Seul le projet de loi sur la révocation des enseignants sans conseil de discipline a été abandonné. « On a pour le moment eu gain de cause car tout le corps académique a parlé d’une seule voix mais pour les étudiants, c’est différent. Une majorité du corps enseignant, conservateur, soutient les expulsions et eux n’ont pas la capacité de peser », déplore le professeur Hany El-Hosseiny, membre du mouvement du 9 mars pour la liberté académique. « On est dans un climat de guerre. Le gouvernement et les médias traitent les universités comme un camp ennemi. Il y a une véritable rupture entre la classe politique et la jeunesse. En traitant tout le monde comme des Frères, ils donnent l’avantage aux groupes extrémistes qui n’ont pas besoin d’autorisation pour agir. »
Beaucoup de ses étudiants parlent d’émigrer. « Pour l’instant, les étudiants sont déprimés mais je ne pense pas qu’ils vont abandonner. C’est étrange, après 2011, de croire que la jeunesse ne peut rien faire. Ils ont beaucoup d’énergie et à cet âge, c’est difficile d’abandonner ». Un constat sur lequel table Mohammed, l’étudiant anti-coup d’Etat : « Plus que toute composante, c’est dur de réprimer les étudiants. Ils ont du mal à avaler les couleuvres. Après la mort de Mohammed Reda, les manifestations avaient repris de plus belle car plus vous nous tuez, plus on sera nombreux. C’est ça qui sera déterminant. »
Source: Le Monde
31/11/2014