ORIENTATION – Prépas, l’excellence au prix fort

La France a l'amour vache. En envoyant ceux qu'elle considère comme les meilleurs de ses enfants en classes préparatoires aux grandes écoles, elle leur inflige un régime dont la rigueur étonne ailleurs, dans les pays nordiques et anglo-saxons notamment. Pour un pays qui s'autoflagelle si volontiers au motif qu'on n'y travaillerait pas assez, c'est remarquable.

A peine sortis d'un bac auquel ils ont généralement obtenu une mention "Bien" ou "Très bien", sélectionnés avant l'examen sur leur parcours scolaire, ces jeunes de 17 à 20 ans vont connaître, pendant deux ans, parfois trois, des semaines de travail de soixante heures en moyenne (autour de 35 heures de cours, le reste chez eux). Ils seront évalués avec sévérité. Leurs enseignants utilisent volontiers un arsenal de méthodes pédagogiques qu'ils ont eux-mêmes connues, et qui sont destinées à endurcir : contrôles longs et fréquents, notes très basses, classements permanents.

Leur vie sociale se réduira souvent à leur entourage familial et scolaire. Beaucoup seront amenés à abandonner la musique, le sport ou le théâtre. On leur demandera de se consacrer avec une exclusivité jalouse à un apprentissage des savoirs et des méthodes afin de pouvoir reproduire avec la plus grande rapidité les modèles académiques. Ce dispositif conduit à une série de concours, au terme desquels un certain nombre intégreront les grandes écoles, où de super-profs finiront de polir ceux qui seront les cadres de la nation. Les autres, s'ils y sont autorisés, pourront rempiler pour une troisième année et retenter leur chance, ou partiront se chercher d'autres chemins dans le vaste monde.

S'il n'opérait que la sélection de quelques-uns au détriment de tous les autres, il est probable que le système ne survivrait pas. Sa force – et son attrait – repose sur les travers de l'université qui perd plus de la moitié de ses effectifs en trois ans. Elle résulte aussi du caractère généraliste de son enseignement, qui assure aux élèves des connaissances que l'enseignement secondaire seul n'a pas permis d'acquérir, ou d'étayer. Ceux qui ne seront pas admis dans les grandes écoles utiliseront ailleurs les acquis de ces deux années à marche forcée.

A SOCIÉTÉ CRUELLE, FORMATION BRUTALE

A société cruelle, formation brutale. Dans le pamphlet effaré qu'il consacre à l'école française (On achève bien les écoliers, Grasset, 2006), l'Américain Peter Gumbel compare les prépas françaises à l'armée américaine en guerre, telle qu'elle est représentée dans le film Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick. La comparaison est outrancière mais elle est historiquement juste. Créées au XVIIIe siècle, institutionnalisées sous la Révolution française puis le Premier Empire, les grandes écoles et la préparation qui devait y conduire étaient initialement destinées à former des ingénieurs et des cadres pour l'armée. Il leur en reste ce côté "Sir, yes Sir !" et cette ambiance de service militaire qui laisse à ceux qui l'ont connu des souvenirs ambigus, mélange de souffrance et de fierté. Ce que Gumbel stigmatise comme un "syndrome de Stockholm".

"Quand Napoléon crée les élites de la nation, ajoute la psychanalyste Claire-Marine François-Poncet, il remplace la noblesse de naissance par une noblesse de mérite. L'effort qu'on lui demande doit être à la hauteur des catastrophes de la Révolution et des guerres napoléoniennes. On a tué l'aristocratie de privilège. Il faut payer le crime."

"LA MOITIÉ DE LA CLASSE ÉTAIT SOUS ANTIDÉPRESSEURS"

Il n'existe pas de statistique du mal-vivre en classes préparatoires, de données sur les suicides, maladies, anorexies… Une étude avait bien été initiée, au début des années 1990. "Nous n'avons jamais eu ni l'argent ni l'adhésion des grandes écoles" pour la faire, expliquait la psychologue et épidémiologiste Marie Choquet, dans Le Monde Magazine, en 2010. Mais on peut aussi s'asseoir à une table, et laisser parler les étudiants, principalement en lettres et en maths (khâgneux et taupins, les structures fermées générant leur lexique). Dans un premier temps, ils insistent loyalement sur ce qu'ils ont gagné. Ils ont "appris à travailler", "à s'organiser". Ils y ont trouvé une "ouverture d'esprit". Ils y ont gagné beaucoup de "rapidité", une grande facilité à "parler de tout". Et tout cela, certainement, est "inestimable ".

Chez les très bons élèves, ceux que leur triple héritage bourdieusien (social, financier, culturel) sur-adapte au système ou ceux, plus rares, que des dons singuliers distinguent, le constat en reste là : deux ou trois années enrichissantes et plutôt heureuses.

Mais chez les autres, les juste bons, les moins conformes, le discours se fissure vite. Il apparaît que l'inestimable se paie, cher. Ce sont les nuits de trop peu de sommeil, les repas avalés en vingt minutes, l'épuisement. Le sentiment de l'insuffisance, de l'incapacité, entretenu par quelques enseignants, minoritaires mais marquants, sur des élèves qu'ils "cassent". "Sans mentir, dit Valentine, qui sort d'une khâgne dans le nord de la France, la moitié de la classe était sous antidépresseurs." Pour Lucie, qui a quitté un lycée parisien pour un autre en banlieue, "plus humain" : "En khâgne, ils ont l'air morts. Ils vivent sous une pression totale."

Samuel, qui sort d'une classe étoile (le haut du panier scientifique) dans un lycée des Hauts-de-Seine, se souvient de "cette fille qui travaillait tellement qu'elle ne se faisait pas à manger. On l'a vue perdre dix kilos en quelques semaines". Salomé, qui a abandonné l'hypokhâgne pour préparer les Arts Déco, se revoit se lever "très tôt et fixer longtemps le plafond ; plus rien ne passait dans ma tête". Chez certains, le régime aboutit à la paralysie. "Cette année, je n'arrive plus à rédiger une dissert de philo, dit Lucie. Je me dis qu'il faut que je montre mes idées. J'ai trop peur." "Les moqueries publiques en colle sont cruelles, ajoute Clara, en khâgne à Paris. Je ne sais pas comment on est censé réagir dans des situations pareilles. Moi, je me recroqueville."

On leur a dit et répété qu'ils étaient la crème et le gratin, et les voilà dans le même temps traités comme des enfants un peu rétifs. Pour Samuel : "Je n'avais jamais eu l'impression, avant, d'être un délinquant qu'il fallait remettre dans le droit chemin." Il s'interroge : "C'est une politique d'intimidation dont je ne vois pas très bien l'utilité." Lors d'une épreuve de concours blanc (une semaine et demie d'examens, six heures d'épreuves par jour), Valentine fait un malaise et se retrouve à l'infirmerie "bondée d'élèves de prépa aux yeux rouges". Le médecin qu'elle consulte lui conseille de tout arrêter. L'enseignant auprès duquel elle s'excuse constate : "Je commence à en avoir marre de tous ces gens malades en pleine épreuve." Clara note : "Les absences prennent une importance considérable. Même avec un bon classement, si tu as des absences, tu n'es pas admis en khâgne. On a tous peur d'être malades."

"Est-ce qu'on est obligés d'en passer par là ?, se demande Lucie, qui n'est pas la seule à s'interroger. Tu es tellement stressé que tu n'as plus le temps de voir l'essentiel, de bien travailler. Tu survoles, avec l'impression de faire toujours la même chose." "Tout est très rhétorique, on apprend à parler de ce qu'on ne connaît pas. La pensée n'est jamais globale", regrette Hélène, en khâgne dans le 5e arrondissement de Paris. "A un moment, ça devient contre-productif, note Samuel. J'ai redécouvert le raisonnement mathématique en arrivant en fac."

Marie Desplechin

Source: http://www.lemonde.fr

03/02/2012

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