CÔTE D’IVOIRE: Notre tour de fuir

ABIDJAN, 28 mars 2011 (IRIN) – Rachel* économise pour se rendre au Ghana. Elle fonde ses espoirs sur un ami qui vit dans le village ghanéen frontalier d’Elubo, à trois heures de route d’Abidjan. 

Rachel a dit à IRIN que la vie était devenue insupportable. Elle avait décroché début mars un emploi dans un bar huppé lui permettant de gagner un salaire net de 8 000 francs CFA (environ 18 dollars). Mais les propriétaires lui ont annoncé quelques jours plus tard qu’ils ne pourraient pas payer leurs employés. Les problèmes de liquidité se sont aggravés en raison de la fermeture de la plupart des banques d’Abidjan. Les affaires ont périclité quand les clients ont peu à peu disparu. Rachel n’a pu garder son emploi que quelques jours. 

« Je suis allée chercher du travail ailleurs avec quelques autres personnes licenciées, mais il n’y avait rien. Il n’y a plus d’argent et tout le monde a des factures à payer : l’électricité, l’eau, la nourriture et le loyer. C’est impossible ». 

Rachel a dit pouvoir supporter la déception d’une nouvelle perte d’emploi, mais en avoir assez d’entendre des fusillades pendant la nuit. Jusqu’à récemment, elle vivait à Angré, un quartier relativement calme, mais qui jouxte le district d’Abobo Sud, théâtre des pires violences à Abidjan depuis la crise qui a éclaté à la suite des élections de décembre 2010. 

« Je suis allée à Abobo et j’ai vu des cadavres dans les rues », a expliqué Rachel. « Personne ne devrait voir ce genre de choses. Est-ce qu’ils veulent que les gens meurent comme des animaux ? Si vous tuez tout le monde, il ne reste plus personne pour diriger ». 

Pour Rachel, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été l’assassinat de quatre hommes près du fameux supermarché SOCOCE, à Deux Plateaux, un quartier huppé qui compte de nombreux expatriés. Selon les médias, des hommes armés ont ouvert le feu depuis un taxi sur un barrage routier des Jeunes Patriotes [pro-Laurent Gbagbo] près du supermarché. « Des gens sont montés en courant et en parlant des cadavres, mais je ne voulais pas voir ça. Je ne suis pas assez forte pour ce genre de choses ». 

Fuite vers le Ghana 

La route qui mène au Ghana est devenue l’une des plus empruntées par ceux qui cherchent à s’exiler temporairement comme par ceux qui veulent obtenir de l’argent de l’étranger. Les banques et les services de transfert d’argent tels que Moneygram et Western Union ont cessé leurs activités à Abidjan et les clients affluent donc vers le Ghana. Puisque le sud-est de la Côte d’Ivoire est sous le contrôle des forces fidèles à Laurent Gbagbo, il n’y a pas d’importante zone de bataille à traverser. Mais les forces de sécurité et les Jeunes Patriotes fouillent quand même régulièrement les véhicules. « Je n’étais pas impressionné par leur comportement », a dit à IRIN une personne qui venait de parcourir cette route. « Ils demandent souvent de l’argent et se font un devoir de harceler les non-Ivoiriens, de mettre en doute leur identité et de demander de l’argent ». 

Il a été question d’une fermeture de la frontière par le Ghana, qui s’inquiète de la présence croissante d’Ivoiriens à Elubo et dans les environs, mais le trafic transfrontalier semble normal pour le moment. 

Des niveaux de violence variables 

Abobo est de loin le district le plus touché par la violence. Lors d’un entretien téléphonique, un jeune d’Abidjan nous a dit avoir vu des armes entreposées dans une école primaire et des garçons de 13 à 18 ans s’entraîner dans des cours d’école. Le jeune homme, qui se trouvait au Plateau-Dokui, près d’Abobo, nous a avertis, sur fond de tirs d’artillerie, que la zone sombrait de plus en plus dans le chaos. « Je ne vois aucune issue. J’en oublie même de manger. Je suis fou d’inquiétude à l’idée de ce qui est sur le point de se passer. Les deux camps sont en train de recruter et se préparent au combat. Et l’UNOCI [Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire] ne peut rien y faire ». 

Abobo, qui abrite une grande communauté malinké, composée de nombreux musulmans du nord de la Côte d’Ivoire et de pays voisins comme le Mali et le Burkina Faso, est souvent considérée comme « pro-[Alassane] Ouattara ». Mais, si le Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP) y bénéficie d’un large soutien, la commune d’Abobo, comme celle de Yopougon, située plus à l’ouest, est loin d’être homogène. 

Martin*, de l’ethnie guéré et dont la famille est originaire de l’ouest, vit dans le quartier du Plateau Dokui, près d’Abobo Sud. Il nous a dit qu’il ne pouvait entrer dans le quartier d’Abobo Baoulé, où prédomine l’ethnie baoulé, qui vient du centre du pays. « Ce n’est pas loin d’ici, mais il n’est pas question que je m’y rende en ce moment. Ce serait mettre ma vie en danger ». Il en va de même pour des zones qu’il décrit comme « contrôlées par les rebelles », au nord. Martin nous a dit qu’il connaissait bien les endroits peu fréquentables, mais qu’il craignait que l’insécurité gagne du terrain. « Hier, il y a eu des affrontements entre Abobo et Adjamé. Ce matin, il y a seulement une demi-heure, j’y ai vu un homme tué par balle. Ils ont dit que c’était un rebelle ». 

Martin et d’autres ont insisté sur le fait que, si des citoyens avaient été assassinés ou harcelés en raison de leur origine ethnique ou de leur nationalité, Abidjan n’avait pas encore été touchée par une flambée de violence intercommunautaire. La concurrence politique pré et postélectorale et les violences qui l’ont accompagnée ont exacerbé les tensions et plusieurs zones sont connues pour leur affiliation politique, que ce soit au RHDP de M. Ouattara ou à La Majorité Présidentielle (LMP) de M. Gbagbo. 

Certains ont signalé que la plupart des tirs entendus la nuit provenaient des forces de sécurité ou d’autres qui tiraient en l’air pour signaler leur présence et non pour attaquer le camp adverse. Mais les balles perdues ne représentent pas moins un réel danger et ces irritants bruits de tirs poussent les habitants à rester chez eux, tandis que les bars et les terrasses des restaurants ferment tôt. 

Discerner les rumeurs et la vérité 

Il est encore difficile d’avoir une vue d’ensemble de ce qui se passe dans les différents quartiers d’Abidjan et dans le centre du pays. « Les gens ont tendance à suivre les médias en lesquels ils ont confiance et qui représentent le parti qu’ils soutiennent, mais ils gardent un œil sur ce que dit l’autre camp, par curiosité », a dit Laurent Tia*, qui habite depuis longtemps à Yopougon. « Les rumeurs se répandent vite. Par exemple, le bruit a couru que des mercenaires nigérians allaient arriver à Bouaké pour lutter contre le camp de M. Gbagbo. Les Jeunes Patriotes postés aux barrages routiers se sont mis à fouiller les voitures et à chercher des Nigérians, ou “Anangos” ». 

De nombreuses histoires concernent des attaques imminentes d’un quartier contre un autre, la découverte de caches d’armes et la publication de communiqués contenant des instructions pour des opérations militaires. Les sympathisants des deux camps ont tendance à proférer des menaces verbales, ce qui attise les tensions et instille la peur. 

« Il y a des barrages routiers partout maintenant », a dit Wouilly, de Yopougon. « Les Jeunes Patriotes sont plus importants que les autorités municipales, sauf dans des endroits comme Wassaakra et Port-Bouet 2, qui sont des bastions du RHDP ». Wouilly a dit que les barrages routiers étaient plus disciplinés ces derniers temps, mais que leur présence remarquée contribuait aux tensions. Il a lui aussi formulé des mises en garde contre les rumeurs et les mensonges et s’est souvenu d’histoires selon lesquelles la police se serait vue confier de fausses missions visant à trouver des caches d’armes. 

Au sud de la lagune 

Dans la commune de Koumassi, au sud de la lagune, les habitants parlent de l’existence d’une « ligne de front » entre le quartier de SICOGI, où vivent une grande majorité de catholiques, et le quartier adjacent de Dioulabougou, où les musulmans malinké sont les plus nombreux. 

« Il y a beaucoup de règlements de comptes parce que les mouvements de jeunes rivaux sont affiliés à des partis politiques et entretiennent depuis longtemps une animosité mutuelle », a indiqué Max, un habitant du quartier de SICOGI. « J’ai entendu parler d’un groupe de jeunes qui se rendait dans les deux quartiers pour tenter de restaurer la confiance, mais j’ignore quel impact il a eu. Ce qui est le plus inquiétant, c’est la psychose de guerre, le sentiment qu’une confrontation majeure est inévitable et que les gens sont nombreux à souhaiter qu’elle se produise. J’ai accueilli chez moi mon frère et son épouse, qui voulaient échapper à la violence qui règne à Abobo, mais je ne sais pas si c’est vraiment mieux ici ». 

Charles Blé Goudé, le chef des Jeunes Patriotes, s’est rendu récemment à Koumassi. Il semble que son appel à la mobilisation de masse ait été entendu dans les quartiers pro-Gbagbo de Koumassi, où la salle des fêtes, utilisée pour les réunions, les événements culturels et les mariages, est l’un des nombreux points de ralliement des Jeunes Patriotes à Abidjan. 

Encore en paix 

« La situation est différente ici », explique Eugène, qui habite dans le quartier de Marcory, à l’ouest de Koumassi. Eugène a dit à IRIN que Marcory n’avait presque pas été confronté à la violence. « Le quartier est un peu plus prospère et les communautés se sont toujours un peu mieux entendues. Il n’y a pas cette méfiance qui règne ailleurs. L’autre jour, j’étais à Adjamé, au nord, et l’atmosphère y était beaucoup plus tendue ». Radio Téré, la station de radio locale d’Adjamé, a été incendiée récemment. La station de Marcory émet toujours 24 heures sur 24 même si elle est confrontée à de graves difficultés financières. 

Selon Eugène toutefois, le quartier de Marcory n’est plus que l’ombre de lui-même. « Je suis toujours surpris quand je vois si peu de voitures sur la route, là où il y avait toujours des bouchons de circulation auparavant ». Comme dans d’autres quartiers, de nombreux commerces ont mis la clé sous la porte et les boutiques et les bars qui demeurent ouverts ferment tôt. De nombreuses maisons sont vides. Leurs propriétaires et leurs occupants ont quitté Abidjan et tentent de les louer à des prix dérisoires. « Ils veulent la sécurité, ils veulent se sentir en sûreté », a dit Eugène à IRIN. « L’intérieur du pays est devenu une sorte de sanctuaire ». 

« Les gens ne fuient pas seulement les tirs, ils cherchent aussi à échapper à la pauvreté », a indiqué Laurent Tia. « Certains chefs de ménage restent sur place et envoient leur famille, en particulier les enfants, à l’extérieur de la ville. D’autres se réfugient dans leur village, où ils se sentent plus en sécurité, et prévoient revenir plus tard. Nombre d’entre eux ont perdu leur emploi et n’ont donc aucune raison de rester. Le coût de la vie est beaucoup moins élevé à l’extérieur d’Abidjan ». 

Malgré l’augmentation fulgurante des coûts du transport, l’exode massif depuis les différentes stations d’autobus d’Abidjan se poursuit. Outre la difficulté d’obtenir une place et les désagréments des barrages routiers, les passagers sont confrontés à des bus dangereusement bondés. Plusieurs accidents graves ont d’ailleurs été rapportés. 

« Il appartient maintenant aux leaders de s’asseoir et de régler la crise », a dit Rachel à IRIN. « Les gens craignent un autre Rwanda. Nous n’avons que des mauvaises choses en tête pour l’instant  »

Scepticisme généralisé 

Les agences des Nations Unies et les organisations non gouvernementales (ONG) ont indiqué qu’il était très difficile de venir en aide aux personnes en déplacement, notamment celles qui ont traversé les frontières, mais aussi les centaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDIP). 

La majorité de la population demeure sceptique quant à la capacité de l’Union africaine (UA), de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et des Nations Unies à redresser la situation. À l’occasion du sommet qui s’est tenu à Abuja le 24 mars pour faire suite aux recommandations du panel des cinq chefs d’État de l’UA, la CEDEAO a condamné la violence du camp Gbagbo en Côte d’Ivoire et appelé les Nations Unies à protéger les civils et à transférer le pouvoir à Alassane Ouattara, le chef d’État « universellement reconnu ». La CEDEAO a également réclamé l’imposition de sanctions plus strictes contre Laurent Gbagbo et réaffirmé – indirectement – sa volonté d’utiliser la force pour l’évincer. 

Ses recommandations étaient cependant moins spécifiques que celles publiées le 22 mars par l’International Crisis Group (ICG). Dans son communiqué, l’ICG affirmait sans ambiguïté : « La Côte d’Ivoire n’est plus au bord de la guerre civile ; celle-ci a déjà commencé ». L’ONG a appelé la CEDEAO à « décider de la création d’une mission militaire dont l’objectif serait de permettre à la communauté régionale de protéger, aux côtés des forces de l’ONUCI [Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire], toutes les populations résidant en Côte d’Ivoire dans le cas très probable d’une explosion de violences massives ». 

La population doute de l’efficacité des initiatives de paix internes si celles-ci n’obtiennent pas le soutien de la communauté internationale. « Les organisations de la société civile ont bien tenté de résoudre le conflit, mais elles sont trop impliquées dans la situation ou n’ont pas suffisamment d’influence », a déploré une femme à Yopougon. « Tout le monde réclame l’arrêt des violences, mais les leaders religieux et les représentants de la société civile sont dépassés par les événements », a indiqué Eugène, du quartier de Marcory. 

« Il appartient maintenant aux leaders de s’asseoir et de régler la crise », a dit Rachel à IRIN. « Les gens craignent un autre Rwanda. Nous n’avons que des mauvaises choses en tête pour l’instant ». 

*Noms d’emprunt 

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