Dessin animé la touche française
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Depuis le succès de "Kirikou et la sorcière", en 1998, le dessin animé français a repris des couleurs : films et projets fleurissent, bien que le financement reste difficile et que les techniciens soient rares.
Devant son ordinateur, Anne-Lise Koehler travaille sur les décors du film Azur et Asmar, le dessin animé de Michel Ocelot – l’auteur de Kirikou et la sorcière – qui sera sur les écrans pour Noël 2006.
L’histoire se passe au XVe siècle, et la jeune femme veille à tous les détails.
"Pour les plantes, nous n’avons ni tomates, ni maïs, ni pommes de terre. Ils n’existaient pas en Europe", dit-elle. Idem pour les chevaux – on voit un magnifique percheron, mais pas l’ombre d’un pur-sang. Là, le chapeau d’un personnage semble sortir d’un tableau de Van Eyck. Dans le studio de 3D Mc Guff Ligne, à Paris, une trentaine de jeunes gens, installés en ligne devant leur écran, s’acquittent, comme elle, d’une tâche extrêmement précise.
Après avoir écrit le scénario et les dialogues, le réalisateur Michel Ocelot a travaillé pendant deux ans avec une équipe très réduite (huit personnes) sur le scénarimage – le joli mot français pour story-board – et sur la première mise en place des personnages, du décor et des mouvements de caméra.
Puis des techniciens maîtrisant de nouveaux métiers sont entrés en scène : les animateurs en trois dimensions travaillent sur des images de synthèse, créent le squelette des personnages, puis leurs articulations, leurs mouvements, leurs enveloppes corporelles, leurs vêtements, le rendu de la texture…
Viennent ensuite les éclairages, les effets spéciaux ou l’intégration des personnages dans le décor. Les voix définitives sont déjà enregistrées et servent de guide pour animer les personnages d’Azur et Asmar, qui, eux, ne sont encore qu’esquissés. A ceux qui fabriquent aujourd’hui les longs métrages d’animation français, il faut beaucoup de patience. Les projets mettent plusieurs années avant de voir le jour.
"C’est extraordinaire ! On a réussi à tout faire à Paris pour ce dessin animé d’un budget de 8,5 millions d’euros", jubile le réalisateur, qui, il y a six ans, avait dû éparpiller le travail de Kirikou dans sept lieux différents (Paris, Angoulême, Bruxelles, Luxembourg, Budapest, Riga et Dakar). Michel Ocelot travaille également sur de nouvelles aventures de ce petit Africain. Youssou N’Dour compose une nouvelle chanson, et Manu Dibango mettra en musique ce film qui sortira pour Noël 2005.
Le succès du premier Kirikou a largement facilité ses autres projets. "Pour mon premier long métrage, j’avais péniblement réussi à trouver 2 millions d’euros. J’ai dû lutter tous les jours pendant quatre ans. Au point que France 3, qui coproduisait le film, m’a clairement dit de choisir : "Ou les femmes africaines -du dessin animé- portent des soutiens-gorge, ou vous ne faites pas le film !" J’ai résisté", raconte le réalisateur.
Le petit monde du dessin animé français reprend des couleurs précisément depuis le succès de Kirikou la sorcière, en 1998. Ce film a réuni au total 1,5 million de spectateurs en salles. "On assiste, depuis, à une véritable relance de la production des longs métrages", assure Stéphane Le Bars, délégué général du Syndicat des producteurs de films d’animation (SPFA). "En 2003, cinq des sept dessins animés français ont fait partie des cinquante films les plus vus de l’année", explique-t-il.
La Prophétie des grenouilles, de Jacques-Rémy Girerd, a été vu par plus d’un million de spectateurs. Les Triplettes de Belleville, sélectionné au Festival de Cannes en 2003 et nominé aux Oscars l’année suivante, a rassemblé 900 000 spectateurs en France et a élargi le public traditionnel des enfants à celui des adultes. Dans l’Hexagone, l’offre de dessins animés a été multipliée par quatre de 1996 à 2004, confirme un récent rapport du Centre national de la cinématographie et du SPFA. Pour Christian Davin, président du SPFA, les raisons de cette dynamique sont multiples et vont de la renaissance de l’animation chez Disney à la fin des années 1980 à la vogue de l’animation japonaise ou à l’apparition de la 3D (trois dimensions).
"Il existe en France un cinéma d’animation alternatif, qui n’est pas calqué sur la production hollywoodienne, mais qui est en revanche assez proche de la richesse des livres pour enfants dans l’édition jeunesse", se réjouit l’heureux producteur des Triplettes et de Kirikou, Didier Brunner, PDG de la société Les Armateurs (Carrere Group).
Le financement de ces films en France reste pourtant délicat. Comme dans le cinéma traditionnel, les producteurs cherchent des fonds, notamment auprès des télévisions, pour mettre en œuvre les projets des réalisateurs. La spécificité de l’animation tient au fait que le film est fabriqué dans un studio – soit en France, où il en existe une petite dizaine, soit à l’étranger, où la main-d’œuvre est moins chère. Didier Brunner déplore que "l’essor considérable des longs métrages animés – qui génère le meilleur mais aussi le pire – ne s’accompagne pas des moyens de financer ces films de façon correcte".
Les investisseurs sont selon lui "méfiants", alors que l’animation n’est pas plus risquée que les autres genres cinématographiques. D’autant moins risquée, précise-t-il, que l’exploitation en vidéo est généralement excellente. Les chaînes de télévision "sous-financent" l’animation, et la mise en Bourse de certaines sociétés d’animation, comme Millimages, n’a pas toujours eu le succès escompté auprès des financiers.
Un autre producteur, Laurent Redon, de Films Action, met la frilosité des investisseurs sur le compte de l’incompressible longueur des projets, qu’il s’agisse des dessins animés traditionnels (en deux dimensions), des plus sophistiqués (en 3D, avec des effets spéciaux) ou même des simples séries télévisées. C’est la notoriété internationale de la série télévisée de Serge Danot "Le Manège enchanté" qui a permis à Laurent Redon de boucler le financement du long métrage du même nom (17 millions d’euros), qui sortira le 2 février 2005 en France.
Les aventures de Pollux, Margote et Zébulon ont été réalisées dans le Studio Action Synthèse à Marseille. Henri Salvador, Vanessa Paradis, Michel Galabru, Eddy Mitchell ou Valérie Lemercier ont prêté leurs voix aux héros de ce film. Ce devrait être, l’an prochain, l’un des événements du dessin animé puisqu’il sera distribué dans six cents salles.
Le groupe de Luc Besson, Europa Corp, se lance aussi dans la course, et son premier long métrage d’animation, Arthur, réalisé en mélangeant 2D, 3D et scènes réelles, devrait être prêt pour la mi-2006. Plus de cent cinquante personnes travaillent à adapter les deux premiers tomes d’un roman pour enfants signé par le réalisateur. Son budget – environ 60 millions d’euros – est celui d’un très important long métrage de fiction.
Hormis cette exception, l’industrie du dessin animé française se bat avec des moyens très faibles face aux géants américains, qu’il s’agisse de Disney, Dreamworks ou encore des grands studios japonais comme Ghibli. "Dreamworks compte quelque quatre cents employés, et Disney sort rarement un film dont le budget s’élève à moins de 80 millions d’euros. A titre de comparaison, Les Triplettes coûtent 9 millions d’euros", souligne M. Le Bars.
"Nous avons voulu fabriquer un film de qualité égale à celle des studios américains, ce qui nous permet d’avoir un débouché outre-Atlantique", souligne Laurent Redon. Pollux, dont la version télévisée avait été diffusée dans soixante-quatre pays, est d’ailleurs attendu sur les écrans américains, via Miramax, fin 2005.
Car le dessin animé français s’exporte parfois très bien. La Prophétie des grenouilles a, par exemple, été vendu dans trente-deux pays. Il est déjà piraté en Chine et applaudi dans les festivals en Amérique, où il n’a toujours pas de distributeur. "Parce qu’on aperçoit le zizi d’une tortue et que l’on voit, fugitivement, deux petites bêtes qui font l’amour, il faudrait modifier le film pour qu’il puisse être montré aux Etats-Unis. On trouve de la violence tant qu’on veut dans leurs films, mais le sexe reste diabolique", souligne Jacques-Rémy Girerd, son réalisateur. En 2003, il s’est transformé en VRP pour accompagner son film dans le monde entier, de festival en festival.
Fait rare, Jacques-Rémy Girerd a installé son propre studio, Folimage, à Valence, dans la Drôme, depuis une vingtaine d’années. Incarnant le dessin animé à l’ancienne – en deux dimensions -, il travaille sur un nouveau projet de long métrage, Mia et le Migou. L’écriture (à plusieurs mains) du scénario a pris deux ans : "Il faut être au moins trois", dit-il. Pour inventer l’histoire de cette petite fille perdue dans une forêt peuplée de géants, Iouri Tcherenkov et Antoine Lanciaux l’ont assisté.
Le premier a transcrit un conte russe qui parlait d’un arbre planté à l’envers. Et l’histoire est née dans une pièce carrée, tapissée de petites feuilles blanches alignées à hauteur des yeux. Chaque personnage y est représenté par une couleur : du bleu pour Aldrin, du vert pour Mia, des lettres de l’alphabet pour chacun des géants. Sous chaque feuille, on lit quelques notes comme "la fillette marche dans la forêt mystérieuse, effrayante, inhospitalière"… C’est ainsi qu’a pris forme le dessin animé. "C’est le moment le plus excitant, celui où l’on raconte une histoire", dit l’un des coscénaristes.
Chez Folimage, on travaille encore au crayon et au calque, sur une planche à dessin. Benoît Chieux, le directeur artistique, peaufine la mise en scène de Mia. "Je dois partager ma vision du film avec le scénariste. J’ai les dialogues, l’action générale, mais il existe une variété infinie de possibles : si deux personnages traversent une rivière, il faut savoir sur quel bateau, choisir de l’eau calme ou déchaînée, penser à la chaleur…", dit-il.
Peter Dodd, un jeune Ecossais, dessine des personnages toute la journée. "J’essaie les différentes échelles, je regarde si les volumes marchent bien. Si l’on simplifie trop, le personnage n’arrive pas à bouger correctement. Il faut faire attention aux genoux. Je teste aussi les positions de la bouche : en fait, il en existe douze différentes. On est obligé de simplifier ces mouvements pour correspondre au marché international", explique-t-il. A raison de une à deux secondes par jour (soit de 24 à 48 images), il donne vie aux héros. A l’étage inférieur, Jean-Loup Félicioli, le chef décorateur et également réalisateur, dessine les voitures en s’inspirant de modèles existants – une Jeep, une 304, une R5 – qui seront ensuite simplifiés. Il trouve parfois ses modèles sur Internet, comme cet intérieur d’avion de ligne qui sera utilisé dans une courte scène.
Dans les studios d’animation français, le recrutement des techniciens n’est pas toujours simple. "Un tiers des effectifs vient de l’étranger : ce sont des Russes, des Hongrois, des Danois, des Hollandais", souligne Jacques-Rémy Girerd. Il existe relativement peu d’écoles en France, même si certaines, au fil des ans, sont devenues très cotées, comme les Gobelins à Paris, Supinfocom à Valenciennes, l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, l’école d’Angoulême ou encore la Poudrière, à Valenciennes, qui dépend de Folimage. A la sortie de leurs études, ces jeunes trouvent facilement du travail. Les plus talentueux sont souvent repérés par les grands studios britanniques ou nord-américains.
"Trop longtemps, la 3D a été dominée par des informaticiens complexés qui voulaient prendre une revanche artistique. La question "technoïde" ne doit pas prendre le pas sur l’histoire qu’il faut raconter ni sur la culture d’un auteur", souligne Athon Sumache, le jeune PDG de Metod Films, qui produit actuellement Renaissance, un polar noir et blanc en 3D, qui se passe dans le Paris de 2046. Réalisé par Christian Volckman, ce projet financièrement élevé (15 millions d’euros) a été lancé il y a plusieurs années, en même temps que son outil de production, Attitude Studio.
Ce studio de pointe, situé à la Plaine-Saint-Denis, est spécialisé dans la motion capture, procédé qui consiste à créer des dessins animés en filmant, sous tous les angles, des comédiens vêtus de combinaisons noires sur lesquelles sont posés des capteurs. Leurs visages sont aussi filmés de cette manière avant d’être reconstruits en trois dimensions. Même le mouvement des yeux est fidèlement restitué grâce à une paire de lunettes dotée d’une minuscule caméra.
Cent quarante-cinq techniciens travaillent à ce film, qui sortira à l’automne 2005. L’aventure a séduit le très mythique producteur hollywoodien Jake Eberts. Surtout, pour la première fois, un dessin animé français a été préacheté sur scénario, à hauteur de 4 millions de dollars, par Disney, qui le diffusera aux Etats-Unis et au Canada.
Nicole Vulser
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 22.12.04