Sénégal – Nos universitaires seraient-ils aussi nuls que cela ?
Walf Fadjri – [23/01/06]
Vingt-et-un universitaires sénégalais, candidats au concours d’agrégation en Sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion, organisé au Tchad cette année par le Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames, sont rentrés avec seulement trois reçus. C’est-à-dire, il n’y en a que trois sur les vingt-et-un qui sont capables de dispenser un cours magistral. Ce qui est catastrophique et pour l’image de notre Université et pour la réputation des formations qui y sont dispensées. On a crié ailleurs «the nation at risk !» pour des résultats moins scandaleux. Devrait-on ici passer sous silence un tel désastre, sans explication, compte rendu ou situation de responsabilités ? Qui dira aux Sénégalais pourquoi, considérant la taille, l’ancienneté et l’aura de notre académie, y a-t-il si peu de professeurs titulaires en Sciences économiques (on peut les compter sur les doigts d’une main), en gestion, en Sciences juridiques et politiques ? Pourquoi l’âge d’accès à ce grade doit être au moins de 40 ans ? Nos universitaires seraient-ils moins bons que ceux de la sous-région ? Comme tout contribuable, on voudrait bien comprendre.
A) – Une pseudo-explication Il nous arrive parfois d’entendre certains avancer comme explication l’impréparation des candidats sénégalais. Ce qui voudrait dire que nos universitaires, sur qui on investit des millions pour se préparer et participer aux concours, manquent à ce point de sérieux, pour ne pas dire de conscience. Si c’est le cas, mériteraient-ils qu’on leur confie la responsabilité de former les jeunes de ce pays ? Soyons sérieux ! Si les résultats du Cames prouvent vraiment qu’on n’a pas assez d’hommes aptes à prendre en charge un projet pédagogique universitaire, il vaut mieux ne pas continuer à abuser les étudiants et leurs parents, en leur fournissant des formations de qualité suspecte parce que dispensées par des professeurs sans valeur académique reconnue. Il ne fait pas de doute que ce genre d’explication n’est plausible qu’au regard de ceux qui ont des compétences obsolètes ou mal adaptées, pour qui toute qualité intellectuelle différente de la leur n’est pas considérable.
On aurait accepté ces arguties si la qualité d’une Université ne se mesurait pas aussi à l’aune de son rendement externe. Si ceux qui font le rayonnement du Sénégal n’étaient pas passés par ces amphithéâtres en majorité tenus par un corps enseignant sans, au sens du Cames, l’aptitude appropriée. Soixante dix-neuf pour cent des enseignants d’université sont de la catégorie des maîtres assistants et assistants qui, selon les textes, sont «auxiliaires d’enseignement».
Face à cette pseudo-explication, tendant à mettre en cause le sens de responsabilité et le sérieux de nos universitaires, on peut soupçonner les mécanismes d’évaluation et d’appréciation d’aptitude qui régulent leur promotion.
B) – les mécanismes d’appréciation L’Etat sénégalais a délégué l’appréciation de l’aptitude de ses universitaires et leur qualification à cette instance supra nationale (Cames) qui regroupe douze pays africains. Il met ainsi le destin professionnel de nos universitaires entre les mains d’un jury pour le concours ou d’un groupe d’environ vingt personnes qui constitue les Comités techniques spécialisés (Cts), bras technique de l’organisme.
Disons ici que l’importance de la volonté de nos Etats de mettre ensemble leurs moyens, pour recruter les meilleurs universitaires possibles, n’est pas en cause. Autrement dit, l’utilité du Cames comme outil d’intégration n’échappe à personne. Mais, il nous importe de voir si celui-ci contribue réellement à l’éclosion de la recherche, à l’amélioration de la formation et de la production scientifique africaine, en aidant les Etats membres à recruter les meilleurs candidats sur le plan scientifique. Surtout quand ses mécanismes de sélection nous paraissent flous, non compris par la majorité de ceux qui sont concernés.
Pour ce faire, prenons comme exemple le Cts le moins décrié, celui des Mathématiciens, Physiciens, Chimistes et «Informaticiens». Il était composé à la dernière session (Niamey 12-20 juillet 2005), de 8 professeurs titulaires, 6 maîtres de conférences et 3 maîtres-assistants ; comptait 9 physiciens, 5 chimistes et 3 mathématiciens et zéro informaticien, provenant de dix pays d’Afrique. Ces experts devaient apprécier, sur dossier, à partir de conditions bien définies sur le papier, l’aptitude de 88 universitaires à occuper les fonctions de maîtres-assistants, de maîtres de conférences ou de professeurs titulaires. De ce fait, ils étaient chargés de décider de la progression des universitaires dans leur carrière. Et là, le Cames fonctionne pour les Etats comme un cabinet de recrutement au lieu d’une instance de qualification. Les attendus de ses décisions le révèlent bien.
C) – Motifs de décision A première vue, les décisions de ce Cts sont déterminées, en plus des actes administratifs, par les activités académico-pédagogiques et la production scientifique du candidat.
D’abord, en regardant de près la composition de ce comité, on constate qu’il manque d’informaticien, même pas un observateur. Ce qui voudrait dire, en de pareils cas, que la décision de l’instructeur de dossiers, qui est ici externe, lie celle du comité. On aurait compris cela si on n’avait pas constaté, sur un bon nombre de dossiers (au moins cinq), que le comité est passé outre l’appréciation de cet instructeur, qui n’a pas donné un avis favorable, pour décider d’inscrire le candidat et parfois de bien le coter. Pour dire qu’on n’arrive pas à bien voir le poids de l’avis du connaisseur du dossier par excellence. Ce qui fait qu’en analysant les motifs de décision, on suit difficilement la logique de nos experts. En revanche, celle-ci est des plus claires sur le plan administratif. Là, aucune circonstance atténuante n’est accordée aux candidats. Pour un document agrafé au lieu d’être relié, une date de parution, une position dans l’énumération des auteurs d’un article, des informations contradictoires provenant des autorités académiques ou d’autres collègues, un défaut d’acte de nomination ou sa date de signature, etc., on décide d’ajourner. Et ce, quelle que soit la qualité scientifique du candidat.
Par ailleurs, si l’insuffisance quantitative de la production scientifique d’un candidat est une donnée très souvent assez justement appréciée, il n’en demeure moins que, sur le plan qualitatif, la scientificité des critères retenus est, pour le moins, douteuse. En effet, il nous paraît léger de considérer la qualité d’un travail scientifique à l’aune du tirage ou de la diffusion de son support. Non seulement, ce critère n’est pas scientifiquement défendable, mais sa promotion engendrerait de fâcheuses conséquences. Elle amoindrirait les chances des pays du Cames à avoir une production scientifique qui vaille. Elle agirait comme si la crédibilité scientifique ne peut se trouver dans aucun des pays membres. Il serait étonnant qu’une organisation d’intégration comme le Cames veuille pousser les chercheurs de ce continent à aller chercher dehors une légitimité ou une preuve de compétence.
En outre, l’indexation d’une revue, vu la prolifération actuelle des bases de données, ou son ignorance par le comité, ne peut aucunement renseigner sur la qualité du travail scientifique d’un candidat. Là, si l’instructeur n’est pas au fait de l’état des lieux dans son domaine, l’appréciation de l’aptitude du candidat devient hasardeuse. Elle sera comme celle faite par un francisant dix huitièmiste chargé d’instruire le dossier d’un arabisant linguiste. Autrement dit, la légèreté caractérise le choix des instructeurs. Pourtant, on sait très bien que son travail est crucial. Il n’est pas besoin de dire que sa compétence doit être indiscutable. C’est pourquoi il devrait y en avoir au moins deux instructeurs qui produisent, comme ailleurs, des rapports accessibles à tout candidat. A défaut, on risque de tomber dans le travers des politiciens. Voter pour pouvoir décider. Alors que là où la science réside, seule la connaissance devrait présider. Sinon, c’est l’arbitraire qui s’invite. Ce qui explique d’ailleurs l’absurdité de la règle de l’unanimité qu’aurait instaurée ce Cts très hétérogène, pour la qualification des professeurs. Un chimiste, ne devant de compte à personne, faisant fi de l’avis de l’instructeur connaisseur, peut décider le Cts que tel candidat Physicien n’est pas apte à occuper la fonction de professeur titulaire.
Comme il pourrait aussi appuyer le dossier d’un informaticien pour qu’il passe ! Pour dire que le doigt d’un membre du Cts peut limiter le nombre de professeurs dont un pays voudrait se pourvoir. Quel pouvoir !
Ajoutons à cela que le Cts, fonctionnant sans règlement intérieur connu et validé par l’instance supérieure (le Ccg), peut se permettre de jouer sur l’échelle des valeurs académiques en jonglant avec le critère quantitatif de la production scientifique. Le nombre d’articles requis pour être considéré comme méritant de figurer sur l’une des listes d’aptitude, varie d’une session à l’autre, sans aucune raison scientifique vérifiée. Voilà ce qui explique la sous-qualification de nos universitaires
D) – Que gagne-t-on à sous-qualifier et à dévaluer nos universitaires ? En conservant l’ancien schéma de carrière des universitaires français, les pays du Cames dévaluent les leurs. Surtout vis-à-vis de l’Hexagone qui ne compte plus dans son Académie plus de deux fonctions : celles des maîtres de conférences qui se chargent des activités pédagogiques en plus de celles des professeurs qui animent la recherche. Les deux fonctions pouvant être cumulées. Ceux qui les assument, ne sont pas dans la même classe administrative, mais partagent la catégorie A.
Cela étant, personne ne peut dire aujourd’hui que la recherche française se développe moins que celle de nos pays. Que leurs universités en sont devenues moins valeureuses que les nôtres. Mais, en maintenant le système de la France des années 60, il est sûr qu’on a créé une pénurie artificielle d’universitaires bien qualifiés et respectés dans les milieux scientifiques.
Le Cames, en ne se modernisant pas, épuise nos universitaires, brise leur élan et plombe l’envol de notre recherche. Ce qui se constate dans la pauvreté de notre bibliothèque scientifique nationale, dans notre faible participation à la construction du savoir universel ainsi que dans la non considération de nos académies. Après la qualification, si on n’est pas arrivé à l’âge de la retraite, on ne pense qu’à aller se reposer au lieu de continuer à faire de la recherche. Du moment qu’on a atteint la finalité que cette qualification constitue.
Pour être efficace et crédible, le Cames doit recentrer sa mission sur l’évaluation de la compétence des candidats à occuper les deux fonctions essentielles de l’Université : l’enseignement et la recherche. Qualifier la maîtrise des tâches subalternes de l’Université, comme l’assistanat, n’est pas de son ressort. Que les Etats qui traînent le pas pour entrer dans l’ère des simplifications des cursus (Lmd), basé sur un schéma de carrière à deux niveaux, s’occupent de leurs «auxiliaires d’enseignement». Et les organisations qui prétendent défendre les intérêts des enseignants et de l’enseignement, devraient tout faire pour que ce conservatisme ne gagne pas nos universités.
Mamadou-Youry SALL Enseignant/chercheur à l’Ugb