Sénégal: Faut-il "tuer" Youssou Ndour ?
Sud Quotidien
29 juin 2007
Felix Nzale / Mathieu Sette
Impossible d’échapper à la vague Alsaama Day, le dernier album de Youssou Ndour sorti il y a quelques mois. Dans les taxis, les bars, les cafés, la rue ou les lieux publics, ses chansons et ses rythmes s’écoutent en mode continu. Certaines radios semblent avoir choisi de le diffuser en boucle et leurs animateurs ne savent plus quoi inventer pour que l’audience suive. Il est partout, à toute heure.
Au-delà, dans tous les médias sénégalais, toute information ou simple rumeur sur l’artiste, y compris dans sa vie privée ou son entourage retentit avec le plus grand fracas. En atteste l’affaire des caméras volées à la Télévision nationale, qui du reste ne le concernait pas directement. Elle a barré la Une des manchettes, son nom bien en évidence, puis s’est éteinte aussi vite qu’elle était apparue. Chaque bribe d’information sur l’artiste est susceptible de faire un scoop. On l’interroge sur tous les sujets, on le porte comme un sauveur dans tous les domaines artistiques (cinéma, télévision…). Certains voudraient le voir se lancer dans l’arène politique…
Et au fond, cette sur médiatisation agace ! Non pas que sa musique soit mauvaise. Loin de là, son Å"uvre et sa carrière sont exceptionnelles pour peu que l’on apprécie le mbalax. Mais ce star-system a des répercussions très néfastes sur les autres artistes et musiciens sénégalais. Certes le phénomène Youssou Ndour a permis de faire connaître le mbalax au monde et de médiatiser d’autres musiciens talentueux lors de ses tournées à l’étranger. Mais au Sénégal, ce phénomène étouffe plus qu’il ne porte les autres musiques. Sous ce rapport, les animateurs-radios, en tout cas ceux-là que l’on désigne sous ce vocable, sont généralement pointés du doigt pour leur « exclusivisme ». On ne peut pas le lui reprocher personnellement même si des artistes, y compris ceux qui évoluent sur le registre mbalax, se sont plaints et se plaignent encore de la présence médiatique écrasante de Youssou Ndour. Alors que faire ? « Tuer » You pour permettre plus de visibilité sur le champ musical ?
On fait mine de l’oublier, mais le mbalax n’est pas le seul style musical au pays de la Teranga. Hip-hop, Salsa, jazz, Blues, Soul et les multiples musiques dites traditionnelles, mais qui sont en fait l’émanation de styles musicaux régionaux bien vivants, essaient tant bien que mal de se faire une place à coté de l’idole. Malheureusement, le rouleau compresseur du mbalax a pour usage de marginaliser ces musiques ou les réduire à quelques univers spécialisés ou privilégiés. Le hip-hop est une musique pour les jeunes des banlieues, le jazz et le blues des musiques pour « nantis » et les musiques traditionnelles sont en voie de disparition, pas assez modernes pour se faire une place à Dakar.
En caricaturant un peu, cette perception n’est pas très loin de la réalité. Et c’est un grand gâchis que d’écarter toutes ces musiques des lieux publics, des scènes de concert et surtout des ondes de radio. Car une perte de diversité, donc de qualité et d’esprit critique est en train de se dessiner. Nombre de musiciens sénégalais préfèrent aujourd’hui sortir leurs albums à l’étranger qu’au Sénégal, tant la demande nationale est faible. Or, cette diversité musicale, gage de qualité et d’ouverture est un trésor à conserver et à étoffer pour le Sénégal, pays carrefour entre les musiques du monde. Pour toutes ces raisons, attention à ne pas casser un équilibre fragile : diffuser à une telle échelle quelques chansons pendant des mois revient à abrutir les auditeurs, à les enfermer dans un effet de suivisme béat. Ne faut-il pas replacer Youssou Ndour à sa place ?
Celle d’un chanteur incontestablement doué mais qui doit rester dans le commun des mortels ? A trop en faire sur ce « symbole national » ne risque-t-on pas d’appauvrir un secteur musical déjà érodé ? A notre avis, le débat mérite d’être posé.