Sans-papiers
Des cas d’école
par Marie Huret
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L’Express du 10/11/2005
Enfants d’immigrés en attente de régularisation ou… d’expulsion, ils sont scolarisés, comme la loi française l’impose, mais restent menacés d’une reconduite à la frontière. De plus en plus souvent, quand le couperet tombe, enseignants, parents et élèves se mobilisent
La voiture de l’instituteur file dans la rue bordée de pavillons. Briques rouges impeccables. Toits impeccables. Jardins impeccables. Si on n’avait pas dépassé, depuis deux minutes, le panneau «Sailly-lez-Lannoy», rien n’indiquerait que c’est ici, le village qui a dit non. Le village des insurgés. Ce matin-là, le soleil submerge ce coin chic du Nord, près de Roubaix. Il faut se garer devant l’école pour flairer la révolte. Une banderole est déployée sur la barrière. La colère rugit en grosses lettres: «Non à l’expulsion de la famille Aliyev.» D’un geste vif, le directeur de l’établissement réajuste la bannière. A 55 ans, Aymé Depoorter a dû réactiver ses réflexes un peu rouillés d’ex-soixante-huitard: «On a glissé des mots dans les cartables, signé des pétitions, jubile-t-il. Je n’ai jamais vu ça!» Une telle résistance. Un tel affront à la fatalité.
«Si on accorde la nationalité, on doit le dire vite. Si on la refuse, aussi»
Il y a un mois, ce bourg d’environ 1700 habitants se réveille sous le choc. Deux chocs, en fait: il y a des filles sans-papiers à l’école, trois sœurs; plus grave, Nazeli et Eldar, leurs parents, originaires d’Azerbaïdjan, risquent du jour au lendemain d’être expulsés. Le statut de réfugié politique leur a été refusé. L’aînée, Marie, 9 ans, a donné l’alerte à la récréation: «On va partir au 115!» Ça veut dire Samu social. Ça veut dire la fin. Depuis quatre ans, ici, tout le monde connaît les Aliyev. Chauffeur de taxi, le père a fui clandestinement son pays parce qu’il avait épousé une Arménienne. Leurs filles, âgées de 5 à 9 ans, parlent aujourd’hui mieux la langue d’Astérix que le russe. Les copines refusent de les lâcher. «Samedi midi, ma fille est sortie de classe en pleurant: "C’est très grave, papa!", raconte Mehdi Brahimi, un résident de Sailly. J’ai pensé qu’elle avait raté sa dictée. Quand j’ai su, j’ai voulu aider.»
En quarante-huit heures, les habitants créent un comité de soutien, patchwork de citoyens ordinaires, grands-parents, juristes, commerciaux, mères de famille. Chez les Demarge, à chaque coup de sonnette, on rajoute une chaise. Leur salon sert de QG. Il y a huit ans, un autre coup de sonnette a déjà poussé Gérard Demarge, retraité, à agir. Là, devant sa porte, un ado qu’il n’avait jamais vu lui tend une lettre. Le lendemain, sa famille sera expulsée. En pleine nuit, Gérard et sa femme ont pris leur voiture. L’équipée trace la route jusqu’à Roubaix, où les passagers clandestins se sont évanouis dans la nature. «Là, c’est au tour des Aliyev, explique-t-il. Des gens appréciés, intégrés à la vie du village. On ne fait pas de politique, on veut juste les tirer d’affaire.» Armé de 686 signatures, le comité se démène à la préfecture du Nord. Devant cette levée de boucliers, le préfet promet qu’il fera preuve de «bienveillance». Le 19 octobre, les Aliyev ont obtenu un titre de séjour d’un an. A Sailly, on respire.
Il ne se passe plus une semaine sans que des microfoyers de résistance, montés par des citoyens peu rodés aux arcanes du militantisme, s’improvisent dès qu’un élève sans-papiers risque l’expulsion, des cités HLM au fin fond de la Creuse. En fait, partout en France. A Lannion (Côtes-d’Armor), à l’école Pen Ar Ru, où sont inscrits deux petits Arméniens, les parents noircissent des pétitions. En Seine-Saint-Denis, le lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine s’est mis en grève pour soutenir un élève camerounais. A Saint-Sébastien-sur-Loire, le lycée des Savarières se rebiffe au côté de Junior, un Angolais. Une quinzaine de mobilisations surgissent chaque semaine, selon le Réseau éducation sans frontières (RESF), une structure, créée en 2004, qui réunit profs, parents d’élèves, militants et syndicalistes réclamant la régularisation des élèves sans-papiers. «Un cordon de police qui empêche une môme de sixième d’entrer en classe, ça ne s’était jamais vu. C’est scandaleux! s’insurge Richard Moyon, l’un des fondateurs du RESF et prof d’histoire-géo au lycée Jean-Jaurès de Chatenay-Malabry. Les préfets doivent faire du chiffre. Du coup, les enfants sont en première ligne. L’idée que le garçon que l’on côtoie au quotidien, à qui on emprunte des bouquins soit embarqué dans un avion, c’est un choc pour les jeunes.»
Décidé à durcir sa lutte contre l’immigration clandestine, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, souhaite doubler le nombre d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière d’ici à la fin de l’année. Dans les faits, en matière de renvois, «l’immense majorité des sans-papiers est composée de célibataires», précise-t-on Place Beauvau. Face à la grogne qui envahit les écoles, Nicolas Sarkozy a annoncé, le 24 octobre, la suspension des expulsions d’élèves jusqu’à la fin de l’année scolaire en cours. Député UMP du Nord, Thierry Lazzaro soutient le gouvernement en matière d’immigration, ce qui ne l’a pas empêché d’appuyer le dossier d’une famille azérie dont les enfants, scolarisés, intégrés, ont passé plus de temps en France que dans leur pays. «Mais il n’y a pas de solution miracle, la régularisation massive, c’est un leurre! souligne l’élu. Je suis de ceux qui pensent que la nationalité française se mérite. Il faut réduire les délais, ne plus donner aux familles de faux espoirs. Si on l’accorde, on doit le dire vite. Si on la refuse, on doit le dire vite aussi.»
«Tout d’un coup, on découvre un cas au collège du coin et on dit non»
10, 20, 30 noms, Samia Benassel les lit, les relit, les compte et les recompte, ces noms d’amis, ces noms d’inconnus, ces noms qui disent oui. «Si j’obtiens mes papiers, ce sera grâce à ces gens qui ont signé la pétition», dit-elle. Le 10 novembre, cette mère de trois enfants, Mourad, 6 ans, Widad et Yanis, 3 ans et demi, tous scolarisés, est convoquée au tribunal administratif de Paris. Elle risque l’expulsion, le retour à la case départ: l’Algérie. Il y a six ans, elle a rejoint son mari à Paris. Plus de visa. Leur vie en France a dépassé la date de péremption. La jeune femme sort une pochette du cartable de son fils: 5/5, «très bien», c’est écrit partout. «Mourad ne parle plus que français, ses amis sont ici. Si on retourne en Algérie, il devra repartir de zéro.»
Emmitouflé dans sa parka, Mourad quitte le 25 mètres carrés où vit toute la famille, dans le XIXe arrondissement. Départ pour l’école. Un drapeau tricolore flotte au-dessus de l’école des Cheminets. Placardé à côté d’un dessin pour Halloween, on ne voit que ça: «Signez la pétition de soutien à une famille de l’école menacée d’expulsion.» Près de 300 parents l’ont émargée. Frédéric Masson, par exemple. Pas du genre à militer, ce Parisien embrasse la cause parce qu’il apprécie la gentillesse de Samia – elle fait partie de l’association des parents d’élèves. Parce que leurs fils ont grandi ensemble: «On est là à râler au 20 Heures devant la télé, mais on ne fait rien, dit-il. Là, à mon petit niveau, j’ai l’occasion de faire un geste de solidarité.»
Personne ne sait combien d’enfants sont sans papiers en France: ils seraient 10 000, selon le RESF. Et, au ministère de l’Intérieur, on ne se risque pas à donner des chiffres. Arrivés d’Afrique, de Russie, d’Europe de l’Est, après avoir lâché 5000 dollars pour passer la frontière en camion, comme les Aliyev, les demandeurs d’asile attendent plus de deux ans en France avant de recevoir l’avis de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra): un refus dans 84% des cas. Deux ans durant lesquels les enfants ont été scolarisés. «Papiers ou pas, un élève doué a le droit de poursuivre sa scolarité: c’est au nom d’une certaine méritocratie que se créent les collectifs, analyse Catherine de Wenden, directrice de recherche au Centre d’études et de recherches internationales, spécialiste des migrations. Les enfants qu’ils soutiennent sont pour la plupart de bons élèves.»
Le club de foot du Havre a repéré Emmanuel*. Le club de Lens est venu le voir jouer. Cet ado de 11 ans, en situation irrégulière, délégué de classe au collège d’Amiens, risque d’être extradé en Angola avec son père. Ils vivent ici depuis trois ans. «C’est l’exemple parfait de l’intégration, on se priverait d’un Zidane!» fulmine Jean-Louis Piot, conseiller général de la Somme. Les élus et les profs se mobilisent. Montés en urgence, sur un cas précis et pour une durée éphémère, ces commandos soft de citoyens pulvérisent les clivages idéologiques: droite ou gauche, croyants ou athées, noms à particule ou lignées de Durand.
Et si, au plan national, tous les Français faisaient de même? La plupart refusent de se poser la question. Ils ne se sont généralement jamais engagés pour une cause, n’affichent pas d’avis tranchés sur la polémique à la mode autour des quotas ethniques. Quand on demande à Maïeté Herviault, secrétaire au collège de Maure-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), ce qui l’a poussée à manifester sous la pluie battante, à harceler un sénateur cinq fois par jour au téléphone, elle rétorque: «Tout d’un coup, on découvre un cas au collège du coin et on dit non.» Deux cas, plutôt. Anna, tête de classe en cinquième, et son frère, arrivés de Géorgie en 1998. Première victoire le 27 octobre: le tribunal administratif de Rennes a cassé l’arrêté de reconduite à la frontière. «La famille a fui son pays pour ne pas subir le sort de deux proches assassinés, poursuit Maïeté Herviault. Ici, les enfants se sont reconstruits. C’était dommage de tout casser.»
Si la résistance est à ce point têtue, ces derniers mois, c’est pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle repose sur la force de frappe du RESF, qui publie via Internet un vade-mecum de désobéissance civile: mobiliser les élèves («Leur parole est plus spontanée que celle des adultes»), tirer les tracts, etc. Ensuite, parce que c’est à leurs profs, habitués aux coups de chauffe et aux prises de parole, que les élèves se confient. Au lycée Aristide-Briand de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), ce jour-là, il devait y avoir cours sur les Tamagochi, en classe de terminale. Mais Rose a parlé. Avec un sourire d’excuse et des larmes aux yeux: «Je n’ai pas de papiers, et je dois quitter le territoire.» La jeune fille de 19 ans a raconté le Cameroun, son père qui la met dans un avion, un visa de touriste en poche, à 17 ans, pour qu’elle fasse ses études en France. Sa démarche fébrile, ses coups d’œil à droite, à gauche, par peur de la police. «Ce jour-là, j’ai vu des élèves pâles, défigurés, raconte la prof d’éco, Catherine Le Dimet. Pour la première fois, ces sans-papiers dont on parle avaient une tête, un corps, et c’était Rose: une jolie jeune femme, mariée à un Franco-Gaulois, de Saint-Nazaire.»
Dans cette grande cité scolaire de 4000 personnes, les élèves entrent dans la fronde. Ils multiplient les manifs. «Je n’en revenais pas de tout ce soutien!» se réjouit Rose. Draps roses, tee-shirts roses, maquillage rose, on voit la ville en rose. «On allait mettre dehors la meilleure élève de la classe, raconte Arthur, un camarade. Toucher Rose, c’était égratigner notre modèle.» Les profs embraient: «Comment leur enseigner les valeurs de la République et la citoyenneté, si on ne se mobilise pas?» plaide Violaine Rumin-Lucas, professeure de lettres. Entrevues chez le maire, le sous-préfet. Une délégation réduite à Rose, une poignée de profs et quelques copines enchaîne les rendez-vous. D’habitude, ce sont les militants cravatés qui débarquent dans leurs bureaux, là, un bouquet de filles en rose. La spontanéité paie. Le 17 octobre, Rose a obtenu un titre de séjour d’un an renouvelable. De quoi s’atteler à son BTS banque, à Nantes, dès la rentrée prochaine. «Je n’oublierai jamais cette solidarité», lâche-t-elle. Pressée, en cette fin d’après-midi, de rejoindre son amoureux, la lycéenne se dirige vers leur immeuble. Ses mules claquent sur le bitume. Sa démarche a changé. Rose ne regarde pas derrière elle à chaque pas. Elle n’a plus peur. Elle file droit.
La règle et l’exception
La loi en France est simple: n’importe quel enfant résidant sur le sol français doit être scolarisé jusqu’à ses 16 ans, quel que soit le statut des parents. Par ailleurs, un mineur sans-papiers ne peut être ni expulsé ni placé en centre de rétention. Mais il y a une exception: si ses parents, en situation irrégulière, sont renvoyés vers leur pays d’origine, toute la famille est expulsable. A l’heure où le gouvernement accélère le rythme des reconduites à la frontière – objectif affiché: 20 000 «éloignements» en 2005 – la défenseure des enfants Claire Brisset s’inquiète: «L’école ne doit pas devenir une annexe de la police utilisée à des fins d’ordre public, afin de remonter jusqu’aux parents.» Avec 65 600 demandes d’asile en 2004, dont 16,6% sont validées, la France est la première destination des demandeurs d’asile devant les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Autriche. Parmi les admis au droit d’asile, les ressortissants de Bosnie-Herzégovine, du Rwanda et de Russie arrivent en tête.