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ÉDUCATION Quels défis pour l’enseignement supérieur ? Six directeurs d’établissement décortiquent les grands palmarès mondiaux publiés chaque année
Grandes Écoles : que valent les classements nationaux et internationaux ?
Pour la première fois dans l’histoire des classements, un gouvernement prend position sur la question. En Angleterre, le «Trésor» (ministère du Budget) a publié la semaine dernière un palmarès* des 100 meilleurs MBA au monde (les données d’étude ont été piochées dans le classement du Financial Times publié chaque année au mois de janvier). Réalisé avec la ferme volonté de les promouvoir, le classement fait figurer 19 écoles européennes parmi les 50 meilleures mondiales (le dernier palmarès du FT en affichait seulement 12). Quatre écoles françaises y figurent : l’Insead en 8e position, HEC en 65e position, Escp-EAP en 93e position, Enpc en 94e position. De fait, la méthodologie anglo-saxonne se fonde essentiellement sur le critère du salaire (40% de la note globale dans le FT), sans prendre en compte le positionnement géographique du diplômé et de l’école (et donc le coût de la vie), pour lequel les distorsions peuvent être énormes. Attendus avec inquiétude – parfois lassitude – par les écoles, et impatience par les futurs étudiants, les palmarès généralement publiés par la presse sont-ils fiables ? L’Expansion, Le Nouvel Économiste, Capital, Challenges, Le Point ou L’Étudiant… tous publient régulièrement un classement des écoles de management et/ou d’ingénieurs françaises. Et régulièrement, ces opérations sont critiquées. Sur le plan international, Financial Times, The Economist, Business Week et The Wall Street Journal publient, eux, des palmarès des meilleurs MBA au monde (l’Insead y apparaît généralement dans le Top 10). L’université de Shanghai publie, depuis peu, un classement des universités dans le monde (où la première française, Paris-VI, se place au 41e rang), se basant non pas sur les moyens («inputs») des universités (nombre de mètres carrés de l’établissement, équipements…), mais sur les «outputs» : nombre de prix Nobel sortis des universités, de citations de chercheurs/enseignants, d’articles publiés… Les méthodologies sont très différentes d’un organisme à l’autre : certains envoient un questionnaire aux DRH des plus grandes entreprises (Le Nouvel Economiste), d’autres utilisent le critère de la sélectivité, via le ratio d’étudiants originaires des classes préparatoires par rapport à ceux issus des admissions parallèles ; certains étudient les salaires à la sortie de l’école (Challenges, L’Expansion), d’au tres, enfin, sont multi-critères (Le Point, L’Etudiant). «Tous sont à manier avec prudence», comme l’expliquent les six directeurs d’écoles interrogés par Le Figaro.
* A consulter : www.hm-treasury. gov. uk/media/ 9A0/4C/pbr04–50 mbas– note–138. pdf
Justine Ducharne
[22 décembre 2004]
Nicolas Mottis
directeur d’Essec-MBA
Palmarès des palmarès. L’Etudiant, Challenges ; Financial Times, The Economist.
Inexistence. Aujourd’hui, il n’existe pas de classements internationaux : les grands classements anglo-saxons, que l’on assimile trop souvent à des classements internationaux, sont d’abord et avant tout anglo-saxons. Ceux du FT ou de The Economist affichent deux tiers d’écoles anglaises ou américaines et ne traduisent pas une réalité internationale. Au niveau européen, les classements sont nationaux, et nous ne disposons pas d’une vision régionale des bons établissements européens.
Utilité. Or les étudiants en ont besoin. Ils veulent savoir où aller étudier en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne. C’est aussi une question de stratégie économique. Un pays ne peut pas se développer sans un enseignement supérieur de qualité et de pointe, et cet enseignement supérieur a besoin d’être relayé, d’avoir des appuis institutionnels et les médias font partie de ces appuis-là. Or, on n’a pas en Europe continentale les appuis qui nous permettent un effet de levier sur notre présence internationale. Cela crée une situation de faiblesse.
Critères. Celui de la rémunération est mauvais. Si on prend deux pays comme la France ou l’Angleterre où les systèmes sociaux sont radicalement différents, les distorsions peuvent être absolument énormes entre les salaires, donc entre les écoles. Par ailleurs, je ne pense pas qu’on forme des gens pour maximiser leur salaire à la sortie, ni même dix ans après. Il y a eu un mouvement qui a poussé un certain nombre d’écoles à former des gens pour des salles de marché, ou pour des cabinets de conseil. Or ce n’est pas la vocation de nos écoles, en tous les cas pas la seule. Notre projet pédagogique va bien au-delà de l’acquisition précise de techniques en marketing, en finances et autres, et on essaie de développer des comportements, des visions du monde, des implications dans des activités autres, qui sont malheureusement aujourd’hui très peu captés par les classements internationaux.
Valeur. En France, la qualité méthodologique est encore assez faible. L’Etudiant et Challenge ont la compréhension la plus poussée des écoles. Au niveau international, les classements du FT et de The Economist sont les moins catastrophiques, car même s’ils sont anglo-saxons, ils ont une ouverture internationale beaucoup plus forte que les nôtres. La qualité du classement dépend de la qualité de l’équipe qui le réalise et de sa capacité à comprendre ce qu’est une école. Aux extrémités du spectre, on a de façon évidente Business Week et Wall Street Journal. BW est là chaque année à la conférence annuelle de l’AACSB pour discuter du fonds et des critères, alors que le WSJ n’a aucun fondement.
Impact. Nos étudiants les lisent, c’est clair. Est-ce qu’ils nous assomment avec ces classements ? C’est clair également. Souvent ils en ont une lecture très simpliste et ne vont pas au-delà de la première page. On a adopté une stratégie qui nous a fait beaucoup souffrir dans les classements, en développant un MBA qui n’est pas dans les canons des classements internationaux.
Thomas Froehlicher
directeur général d’ICN graduate business school
Palmarès des palmarès. Challenges-Capital, le Nouvel Economiste.
Utilité. Les classements sont importants pour les étudiants et leurs parents qui doivent décider. Mais nos candidats, notamment ceux qui sont issus des classes préparatoires, ne choisissent pas uniquement leur école sur classements. Car ils sont loin d’être naïfs.
Valeur. Les différences entre les bons et les mauvais classements sont assez faciles à établir, encore que cela dépend des années, et de ceux qui les font. A mon sens, les classements bien faits sont ceux qui savent exactement sur quels critères ils souhaitent classer.
Typologie. Les classements multicritères ne sont bien faits que s’ils sont réalisés par quelqu’un qui connaît extrêmement bien les écoles : plus il y a de critères et plus le classement sera fondé sur une intuition à un moment donné. Savoir quel poids on donne à tel ou tel critère est totalement subjectif. Les classements qui me paraissent le plus intéressants sont réalisés sur la base des salaires : ils permettent de dégager des tendances intéressantes. On sait ce qu’on mesure, et la manière avec laquelle les recruteurs vont établir le salaire des candidats est stable dans le temps. Ceux qui tournent autour de la notoriété sont plus un outil d’aide à la décision pour les écoles, qu’un éclairage pour les étudiants.
Au plan international, je ne suis pas sûr que les revues qui font ces classements soient vraiment capables de tenir compte des réalités et des différences entre les pays, les recruteurs, les niveaux de rémunération.
Critères. Celui des partenaires internationaux accrédités n’est valable qu’à condition qu’on ne soit pas en train de développer l’Asie, l’Inde ou la Russie ! Les classements devraient témoigner des dynamiques actuelles qui permettront de resituer les formes d’excellence, et ne pas être dédiés au conservatisme. On parle beaucoup de spécialisation, mais l’une des difficultés que l’on a à classer les écoles au niveau international réside dans le fait qu’il va falloir rester très généraliste, parce que nos étudiants vont mener des carrières où ils doivent changer très souvent de métiers. Les entreprises attendent que nous formions des gens capables de vivre dans la transversalité.
Impact. Il est bien réel sur les écoles elles-mêmes, leur gouvernance, leurs choix. Soit il est négatif parce qu’ils standardisent tout à l’extrême, et que les données que nous fournissons sont simplistes, voire caricaturales, soit on travaille en amont et sérieusement, afin d’essayer d’influer sur les critères. Certains organismes nous reprochent de ne pas pouvoir nous mettre dans des cases !
Jacques-Louis Keszler
directeur général d’ESC Saint-Etienne
Palmarès des palmarès. Challenges et L’Etudiant.
Utilité. C’est compliqué : lorsqu’un classement doit être généraliste, il devient presque obligatoirement faux. Les institutions ont des missions différentes. La première est de former leurs étudiants, mais elles ont aussi des responsabilités envers leurs actionnaires et vis-à-vis de la recherche.
Critères. Mélanger des critères aboutit à une bouillie infâme. Les classements doivent suivre des critères précis, rigoureux, dans le champ donné de décision de la personne qui va le lire. Celui des débouchés et de la position hiérarchique me semble important. En utilisant les annuaires des anciens, on voit qu’un certain nombre d’écoles préparent à tel type de responsabilités, avec tel type de rémunération et on voit apparaître des zones : de conseil, international…
La notoriété d’une école est un instrument extrêmement dangereux, car on se situe dans une spirale soit infernale, soit vertueuse. J’en sais quelque chose puisque je travaille à faire sortir une école restée dans l’ombre. Je sais à quel point il est difficile d’aller contre des tendances.
Impact. Quand les critères changent, on va tous essayer de coller aux nouveaux. Nous sommes passés d’une économie de la demande à une économie de l’offre. On ne peut pas dévisser de façon trop importante dans les classements, car derrière, il y a le chiffre d’affaire, des profs, etc. Les entreprises sont notre premier client. Lorsqu’elles embauchent, elles fixent un minimum olympique de compétences, de technicité ; puis la personnalité fera la différence. Comment intégrer cet élément, la notion de projet pédagogique, dans un classement ? Si on veut que nos classements collent avec une certaine réalité de la carrière professionnelle, il faut intégrer cette notion, et jusqu’à nouvel ordre, personne ne s’y est risqué, car c’est totalement impossible. Si j’ai choisi d’étudier à l’Essec il y a trente-cinq ans, c’est justement parce qu’il y avait un développement de l’autonomie que je ne trouvais pas à HEC.
Valeur. Un bon classement établit des zones et domaines de compétences, des strates d’écoles. Très peu sont des écoles de PDG. A Saint-Etienne, nous formons des cadres commerciaux de bonne tenue et qui vont très loin. Les sous-couches d’un classement sont donc beaucoup plus intéressantes que sa note globale.
Pierre Azoulay
directeur général de Paris Graduate School of Management (ESG)
Palmarès des palmarès. Challenges, le Nouvel Economiste
Utilité. Les classements servent à éclairer les consommateurs que sont les futurs étudiants, les parents, les entreprises.
Valeur. Le problème actuel est que les critères sont flous, parfois fantaisistes (comme dans celui de L’Etudiant, mais qui n’est pas plus mauvais que les autres), les juges sont impliqués, et on arrive à des classements qui n’ont pas grand sens, et qui vont un peu à l’encontre de leurs objectifs. Ils deviennent parfois des règlements de compte et une manière pour certains groupes de s’autovaloriser. A l’échelle internationale, les classements se font sur la recherche, ou sur les meilleurs en marketing, en finance… C’est plus pertinent, moins vicieux, plus sain. Mais le principe que le classement soit fait par un journal est mauvais. Il n’a ni les moyens, ni la notoriété, ni l’objectivité pour s’ériger en juge.
Critères. Les salaires et la notoriété sont peut-être les moins mauvais car les plus facilement mesurables ; ils ont un sens. Il faut évaluer domaine par domaine (marketing, finance, etc.) par de vrais professionnels, spécialisés. C’est un bon moyen de ne pas avoir de pression.
Satisfaction. On a un contrat moral et financier avec les étudiants. Quand ils rentrent chez nous, on leur fait une promesse de qualité et de débouchés. La question de la satisfaction des étudiants qui viennent de sortir serait également un bon critère. Certes, il peut être un peu subjectif, car ils défendront leur école, mais ils sont aussi des consommateurs, et n’hésitent pas à dire leur mécontentement. Les écoles qui ne recrutent pas les meilleurs ont le mérite de pouvoir se dire qu’elles ont pris des élèves d’un niveau convenable mais sans génie, et qu’en quelques années, elles les ont menés le plus haut possible, et qu’ils en sont satisfaits.
Roger Serre
président du groupe IGS
Palmarès des palmarès. Challenges, L’Expansion, le Nouvel Economiste, L’Etudiant.
Valeur. Depuis le premier classement de L’Expansion en 1971, il n’y a pas eu de changements fondamentaux. Le classement du Point est une catastrophe, celui du Wall Street Journal aussi. Les journaux anglais sont les meilleurs. Je salue ce qui est fait du côté de Shanghaï, car un journaliste y travaille à l’année.
Critères. Ils doivent être objectifs, affichés : celui du salaire est utile, d’une année sur l’autre. Par ailleurs, il est très dangereux de faire un classement qui influence le grand public si les pairs ne sont pas questionnés au préalable sur la méthode, voire sur le classement lui-même. La création d’un observatoire est indispensable. Tout classement qui n’inclue pas la notion de performance par rapport aux moyens doit être relativisé.
Que vaut un diplôme obtenu à 24 ans par rapport aux compétences ? Rien. La responsabilité d’une école perdure toute la vie. Laquelle a osé dire : « Nous garantissons que dans tel domaine, dans trois ans, dans dix ans, nous vous reprenons, et gratuitement » ? L’enjeu est là.
Le meilleur système conjugue le niveau académique et la certification professionnelle. Il faut associer les entreprises à l’évaluation, et notamment celle des corps professoraux.
Impact. On ignore les classements et on ne pratique pas de lobbying ! La mondialisation et les accréditations ont engendré un effet « si tu ressembles aux autres, t’es bon ». C’est idiot : ce qui fait la force de chacun, c’est sa diversité. Il n’y a pas d’innovation s’il n’y a pas de culture. Peu importe le classement. Ce qui compte, c’est d’avoir une identité, et notre métier, fondamentalement, est d’aider les gens à réussir leur projet professionnel et de vie. La diversité culturelle doit donc faire partie de l’évaluation. Celle-ci ne doit pas servir à se dire « les gars, on se ressemble tous, bravo ! ».
John Monahan
directeur de l’International Management Institute of Paris
Palmarès des palmarès. Business Week.
A l’international. En tant que directeur d’une école « antichambre des MBA » et diplômé de Georgetown, nous nous attachons beaucoup plus aux classements internationaux. Le classement le plus sérieux, car sa méthodologie est la plus fiable, est celui du Business Week, bien qu’il soit résolument américain. Il a fait ses preuves et fait montre d’une certaine fluidité et affiche des critères louables. Le classement US News and World Report est également très bon. Mais il est un peu français, en ce sens qu’il est statique et frileux, et n’ose pas changer les « top ten ».
Celui du Financial Times est très fiable, mais bien trop britannique. On y trouve des programmes canadiens, par exemple, dont on n’a jamais entendu parler !
Celui du Wall Street Journal est farfelu et choquant. Il est nouveau. Il prouve, comme celui de Shanghai, les difficultés à établir un classement et des critères fiables.
En France. Je me désespère des classements et ne les lis plus. Il y a une très grande réticence à en parler, comme s’ils faisaient l’objet de cabales, de conciliabules. Ils ne changent jamais : les publier tous les dix ans suffirait amplement. Ils sont faits à coup de pression.
On remplit un questionnaire où l’on peut mettre tout et n’importe quoi. Il faudrait au moins vérifier la fiabilité des données. Tout le monde essaie de se positionner et on voit l’effet pernicieux des classements. À quand les sextuples diplômes, par exemple ?