Pour le clandestin, c’est l’Europe ou la mort
La France veut mettre l’immigration en tête des questions européennes. « La Croix » a enquêté au Mali pour savoir pourquoi ces jeunes risquent leur vie pour travailler en Europe
C’était à la fin 2006. Les deux cousins camerounais ont échoué, au Maroc, aux portes des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. À la troisième tentative, l’un a franchi la première clôture mais s’est fait immédiatement intercepter. L’autre était bloqué devant le premier grillage. Triple échec vécu comme une catastrophe, une blessure, une humiliation.
Pire, comme une honte. Car c’est la honte qui les a fait partir. Honte d’être à la remorque de la famille quand dans la société africaine c’est le fils qui doit nourrir le père. Et c’est la honte qui les empêche d’avouer leur échec à leur famille et surtout de rentrer chez eux sans argent. Ils se sont repliés à Bamako, la capitale du Mali, après avoir été reconduits, sans aucun ménagement en plein désert, derrière la frontière du Mali.
Des refoulés, comme Patrice et Roméo, on en rencontre des dizaines au Mali. Des centaines se cachent. Des milliers se préparent à tenter une nouvelle fois l’aventure. Ils constituent la cohorte de ceux qu’on appelle les refoulés qui ne pensent qu’à repartir. En sachant pertinemment qu’ils risquent leur vie. Ils connaissent tout du voyage. Ils ont vu les images de naufragés, celles des morts du désert. Mais rien n’y fait, ils essaieront à nouveau.
Un projet de plusieurs années
Ils ne savent rien de la vie qui les attend à Paris car les médias maliens et les clandestins qui vivent ou ont vécu en France gomment cet aspect-là de leur aventure. Ils n’ont aucune garantie de travail en France, et pourtant nul ne les retiendra. Ils économisent sou après sou pour repartir. Le voyage est souvent, pour le jeune Africain, un projet de plusieurs années.
Longuement réfléchi. C’est lui qui décide de partir et en informe sa famille. Mais c’est parfois son père qui décide pour lui. « Un jour, mon père m’a dit : “On a vendu des bêtes, voici l’argent, tu pars demain et tu reviens quand tu auras de l’argent.” Je n’avais pas le choix. Je suis parti par le désert. Je n’ai pas pu passer mais je ne peux pas rentrer chez moi. J’attends pour repartir par la Libye. »
Le plus souvent, le jeune candidat au départ commence par faire une demande de visa de touriste au consulat de France. Des officines spécialisées dans la production de faux papiers lui vendent de faux certificats d’hébergement, de travail, de rémunération. « Avec Internet, des gens sortent des feuilles de paie, des contrats de travail plus vrais que nature », constate William Bunel, le consul général de France. Il analyse chaque dossier avec le plus d’humanité possible, en refuse un quart et sait parfaitement qu’entre 5 et 10 % des 15 000 bénéficiaires annuels d’un visa de trois mois resteront en France et deviendront des clandestins sans papiers.
"On ne peut pas rentrer les mains vides, ce serait la honte"
Pour obtenir ces faux documents, le jeune candidat aura dépensé 2 millions de francs CFA (3 000 €). Le tarif. Considérable pour un Malien. « Ce qui montre bien que c’est un vrai projet familial. Les parents ont souvent vendu une partie du bétail et les jeunes filles quelques bijoux pour permettre à un fils de se lancer dans l’aventure », explique Gérard Rosset, chercheur français, amoureux de ce pays qu’il aide par l’intermédiaire de la Cimade.
Ceux qui n’obtiennent pas le sésame du consulat partiront clandestinement. Par le désert ou la mer. « Avec 800 000 F (1 200 €) on peut se payer un passeur, se lancer de Gao, au nord du Mali d’où partent les convois clandestins en direction de l’Algérie, et aller jusqu’au Maroc, avec l’espoir de passer en Espagne », raconte Serge Daniel, journaliste béninois, auteur d’un livre remarquable, Les Routes clandestines, chez Hachette.
Et cette expédition s’effectue parfois par étapes puisque certains sont obligés de s’arrêter en route, en Algérie ou au Maroc, pendant six mois ou un an, le temps de refaire des économies. « C’est l’espoir de repartir qui nous garde, disent encore Roméo et Patrice. Ce n’est pas la difficulté qui nous arrêtera, c’est de ne pas savoir si ça va réussir. De toute façon, on ne peut pas rentrer les mains vides à la maison, car ce serait la honte. »
Partir est une épreuve quasi initiatique
Honte des enfants qui « n’assurent pas », honte de la famille dans le village. Ces arguments reviennent sans cesse et nos interlocuteurs commencent tous par la même explication. En Afrique et surtout au Mali, le voyage est d’abord culturel, inscrit dans les gènes, inévitable. « Le jeune doit affronter l’adversité pour montrer qu’il est un homme », explique le secrétaire général du ministère des Maliens de l’extérieur. Car le Mali a un ministère spécifique pour les quatre millions de ses compatriotes expatriés, dont trois millions sont en Afrique. « Il existe un droit inaliénable de se déplacer et on ne peut rien faire pour retenir les jeunes puisqu’on n’a rien à leur proposer sur place. »
Partir est une épreuve quasi initiatique dans cette Afrique où les frontières sont souvent artificielles. Les gens ont une autre vision de leur espace. Ils vont parfois cultiver au Sénégal alors qu’ils habitent au Mali. Comme le dit Georges Diawara, professeur d’université, « partir et prendre des risques, c’est intégré en nous. Au XIIe siècle nos ancêtres sont allés à La Mecque et c’était autrement plus périlleux que d’aller en France aujourd’hui. Nous sommes dans une zone sèche et les gens vont naturellement vers l’humidité. »
La migration est donc inéluctable. Plus il y aura d’obstacles et de règles restrictives et plus il y aura de morts sur la route, dans le désert ou sur l’océan. Mais rien n’y fera, ils partiront. C’est sur place qu’on le comprend lorsqu’un jeune médecin vous annonce qu’il va partir en France. « Un ami de ma famille m’a réservé une place dans une société de nettoyage. » Ce jeune diplômé de la faculté de médecine fera le ménage la nuit à Paris. Ensuite, il essayera, dit-il, d’être infirmier.
La pauvreté, le chômage et surtout l’absence de perspectives
Amadou Coulibaly, universitaire malien venu exercer à Orléans, n’envisage pas d’autre solution, à court terme, que l’immigration. « Il y a de moins en moins de petits boulots. Qui pourrait oser dissuader un jeune de partir. On peut lui dire les risques qu’il prend, mais au nom de quoi le retenir au pays quand on n’a rien à lui proposer sur place. »
Voilà la deuxième raison de cette immigration inéluctable : la pauvreté, le chômage et surtout l’absence de perspectives. Les jeunes diplômés, sans emploi, et surtout sans espoir, vont chercher ailleurs. Un jeune qui arrive en France consacre un tiers de ce qu’il gagne à vivre en France, souvent dans un foyer, un tiers à rembourser son voyage et à faire des économies, et un tiers pour sa famille et son village. Cette migration est vitale dans un pays où 70 % de la population a moins de 30 ans. Vitale pour eux, pour leur famille, leur village, leur pays. C’est pour cette raison qu’on ne l’arrêtera pas.
Dominique GERBAUD
Source: http://www.la-croix.com
22/02/08