NIGERIA • Benin City, la ville qui vit de la prostitution
La plupart des Nigérianes qui font le trottoir en Italie sont originaires de la région de Benin City. Si cette "nouvelle traite" est officiellement combattue, la société locale en tire le plus grand profit.
Soeur Florence ne se décide à laisser sa voiture et à continuer à pied que lorsque le sentier devient impraticable à cause des ornières et que sa vieille Opel ne veut plus continuer. Les dernières gouttes de l’ondée de l’après-midi brillent encore sur les feuilles sombres des bananiers et un groupe d’enfants s’est rassemblé sur le bord de la piste. Une chèvre broute sur des tas d’ordures multicolores. Nous sommes dans la banlieue de Benin City, dans le sud du Nigeria. "C’est là, elle habite ici." Florence indique une petite maison rectangulaire à un étage, en terre. Devant la porte d’entrée pend un rideau aux couleurs improbables qui me rappelle celui que ma grand-mère utilisait à Rome pour se protéger des grosses chaleurs et des moustiques. A l’intérieur, un poster de Lady Di est en évidence. Mercy a 28 ans, deux enfants et un passé de prostituée à Rome. Mais Mercy n’a ni mari, ni travail, ni jambes. Elle est paralysée des pieds à la hanche depuis le jour où, s’étant approchée de la voiture d’un client, celui-ci lui a tiré dessus à bout portant avant de démarrer en trombe.
C’était à la fin de 1999. Au bout de huit ans, Mercy avait réussi à rembourser ses 30 000 euros de dettes auprès de ses "protecteurs", s’était mise à son compte et attendait son permis de séjour. Puis ce fut l’accident et le rapatriement. Maintenant, elle vit clouée sur son lit. "J’étais à un pas de la richesse, maintenant mon destin est de vivre dans cette pièce", me dit-elle en colère. Elle ressemble à un petit garçon, les cheveux très courts, les jambes à demi cachées par un drap. Elle pèse 46 kilos. "Avant, elle était plus grosse que toi", tient à préciser son frère aîné, qui nous montre la photo d’une jeune fille avec des nattes, au visage rond, souriant devant un plat de spaghettis à la sauce tomate. Mercy est une des quelque 500 jeunes femmes qui ont été rapatriées d’Italie depuis le début de l’an 2000. Ce sont les plus malchanceuses, celles qui n’ont pas réussi à faire fortune. D’autant qu’elles sont méprisées par les habitants de leur village, qui appartiennent à l’ethnie edo, parce qu’ils ont honte du travail qu’elles faisaient là-bas.
Au XIIe siècle, les habitants de Benin City, la capitale de l’Etat d’Edo, avaient constitué un Empire puissant qui occupait toute la région centrale du Nigeria. Et ils ont combattu, il y a deux siècles, les envahisseurs britanniques, comme le rappellent les effigies des chefs de guerre que l’on voit, sculptées dans la pierre, aux portes de la ville. Mais aujourd’hui Benin City est connue au Nigeria pour ses exportations d’un type très particulier : 90 % des prostituées nigérianes qui font le trottoir en Italie proviennent de cette région. Comment l’exode de ces femmes a-t-il commencé il y a quinze ans ? Personne ne nous l’a raconté. Parce que l’encouragement à la prostitution est considéré depuis l’année dernière comme un délit et que personne ne veut être formellement associé à ce commerce. Pourtant, la moitié de la ville en bénéficie, soit par implication directe, soit à travers la richesse importée.
Le phénomène a acquis une telle dimension et une telle notoriété que l’épouse du gouverneur de l’Etat, Eki Igbinedion, a lancé une grande campagne contre la prostitution en militant avec succès pour la promulgation d’une nouvelle législation et des cours de sensibilisation dans les écoles à partir des classes primaires. "La femme edo est traditionnellement fière, honnête ; elle a de solides valeurs morales, explique Mme Igbinedion. Aujourd’hui elle s’est transformée et la pauvreté n’est pas la seule explication." L’Etat d’Edo n’est pas en effet parmi les plus pauvres du pays. Il dispose de terres très fertiles et d’une industrie du bois très rentable. Dans les années 70, c’était un Etat prospère, avec des jeunes qui allaient faire leurs études au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis aux frais de leurs familles. Puis dans les années 80 commença le déclin économique du Nigeria, marqué par l’appauvrissement et la rupture des équilibres sociaux.
"Depuis l’âge de 2 ou 3 ans, mes filles venaient souvent à Londres avec moi", raconte Babtunde Eke, une commerçante qui est aussi membre du conseil d’administration d’une école professionnelle pour anciennes prostituées et pour jeunes filles qui risquent de devenir victimes de la traite. "Maintenant, elles ont fini l’université, et elles n’ont même pas les moyens de se payer un billet d’avion pour aller à Lagos [capitale économique du Nigeria]", explique-t-elle, résignée à une inflation à deux chiffres et à une dévaluation continue de la monnaie. "En 1981, avec 30 000 nairas [300 euros], je pouvais acheter une Mercedes [d’occasion], maintenant tout juste une roue."
Traditionnellement, c’étaient les hommes qui assuraient les ressources de la famille. Jusqu’au moment où quelques jeunes femmes revinrent d’Italie avec de beaux tailleurs à l’européenne, où leurs mères achetèrent des téléviseurs et même des magnétoscopes, où leurs pères se mirent à rouler en voiture, excitant la convoitise des voisins. Les deux pièces en pisé et tôle ondulée laissèrent la place à des maisons en maçonnerie à plusieurs étages. Benin City fourmille aujourd’hui de chantiers et de maisons neuves. Le marché de la construction immobilière est florissant grâce aux mandats provenant de l’étranger : 2 milliards de dollars par jour en 1999, rien que par le canal de la Western Union Bank. Et le prix des maisons a grimpé. "Alors qu’un terrain de 900 m2 coûtait 2 000 nairas [20 euros] en 1997, on en demande maintenant 3 millions [30 000 euros]", explique Mme Eke d’un ton désapprobateur. "Ces femmes-là achètent des maisons, mais elles ne les habitent pas, elles font des allers-retours en Europe toute l’année, elles importent des chaussures italiennes et vendent des tissus africains."
"Elles deviennent des femmes d’affaires internationales", m’explique Theresa, une prostituée qui travaille dans un bar pour étrangers. "Moi aussi, me raconte-t-elle, quand je serai grande, je serai une femme d’affaires et j’ouvrirai une épicerie."
Federica Bianchi
La Stampa
Source: http://www.courrierinternational.com