Moscou : un pays, deux systèmes

Moscou : un pays, deux systèmes

Le formulaire des services d’immigration distribué dans l’avion est barré de deux mots en russe : "Fiche gratuite". Bonne nouvelle. La mauvaise s’annonce à l’arrivée. Une trentaine de personnes attendent en file indienne devant chaque guichet de la police des frontières. Permanente blonde et chemisette blanche à épaulettes pour uniforme, les jeunes femmes du FSB, le successeur du KGB, entrent une à une les données des visas des passagers dans leur ordinateur, sous la lumière blafarde des néons. L’attente peut durer deux heures, mais de l’avis général "ça s’améliore".

Dans le hall, il faut jouer des coudes au milieu de la meute des chauffeurs de taxi. En voilà un muni d’un badge officiel. Un bus à cette heure-là ?, impossible, assure-t-il. La négociation sur le tarif aboutit et l’on croit se diriger vers son véhicule lorsqu’il hèle une voiture japonaise dont rien n’indique qu’il s’agit d’un taxi. Le rabatteur résume en deux mots le marché à la jeune femme au volant : "C’est 1 200 (35 euros), dont 900 (6 euros) pour toi."

Bienvenue à Cheremetievo, vestige de l’Union soviétique, architecture, ambiance et combines d’époque, aéroport d’Etat dans une économie en pleine croissance, où le privé donne un sérieux coup de vieux aux structures restées dans le giron de l’administration. Imaginez John Smith arrivé, lui, non pas de Paris avec Air France, mais de Londres. John Smith aurait atterri à l’aéroport de Domodiedovo, à 90 kilomètres de là, au sud-est de Moscou. Les gardes-frontières l’auraient aussi fait attendre. Mais l’obstacle passé, il aurait vu l’autre Russie, celle qui, à toute allure, rattrape le train de la mondialisation. Il aurait traversé un terminal moderne, semblable à n’importe quel terminal européen, lui renvoyant l’image d’une Russie moderne et efficace. Au guichet des taxis, sa destination annoncée, il se serait vu annoncer le tarif. Et il aurait sans doute préféré, pour éviter les monstrueux embouteillages, prendre le train express qui l’aurait mené directement du terminal flambant neuf au centre-ville en trente-cinq minutes.

Cheremetievo, aéroport historique d’une capitale congestionnée par la circulation, souffre d’un handicap majeur : y accéder autrement que par avion est une épreuve. Devant Retchnoï Vokzal, la station de métro la plus proche, Olia et Natacha, la cinquantaine coquette, font la queue en attendant une marchroutka, un de ces minibus jaunes aux sièges défoncés, qui empruntent à l’occasion ce qui serait une bande d’arrêt d’urgence si le sol était plat et goudronné. Le temps passe, toujours pas de marchroutka, les soi-disant chauffeurs de taxi tournent comme des vautours autour de la file d’attente.

En habituées, les deux femmes sont parties de chez elles, dans le centre de Moscou, six heures avant le décollage. Les voilà malgré tout contraintes de renoncer aux transports en commun. Leur employeur les invite pour un séminaire de quatre jours à Antalya, haut lieu du tourisme russe en Turquie. La dernière fois, c’était à Vienne, en Autriche. Elles travaillent pour une société d’investissements. Pour la Russie qui gagne, qui voyage.

En 2006, 7,7 millions de Russes ont pris des vacances à l’étranger. Un million de plus que l’année précédente. Destination numéro un : la Turquie. L’Egypte et l’Espagne sont aussi prisées, et même la Thaïlande, où les touristes russes sont plus nombreux qu’en France. A l’époque soviétique, c’était la mer Noire, aux frontières sud de l’empire, de Batoumi à Odessa. La première est aujourd’hui géorgienne, la seconde ukrainienne. Entre les deux, reste Sotchi. Pas de quoi étancher la soif de soleil de la classe moyenne émergente. Presque tous les charters partent de Domodiedovo, là où aurait atterri John Smith.

Avec 15 millions de passagers en 2006, dix ans après sa privatisation, l’ancien aéroport domestique est devenu le premier aéroport de Russie. Celui de Cheremetievo, construit en 1980 à l’occasion des Jeux olympiques pour 6 millions de passagers, en a accueilli deux fois plus (12,7 millions) en 2006. "C’est minuscule, ici", rigole Li Yuanyuan, un étudiant chinois en transit, qui vient d’une "petite ville" près de Shanghaï – "Nanjing, 6 millions d’habitants". Le Chinois est en grande discussion avec un jeune Ethiopien installé depuis la veille en zone de transit, avec son duvet, en attendant un vol pour Dubaï, le lendemain.

Il s’appelle Tedros, vient de passer des vacances à La Havane, où "tout le monde est si gentil", et il y a une chose qui le frappe ici : "Personne ne sourit." Au Novotel, à côté, comme dans d’autres entreprises russes gérées par des Occidentaux, le personnel reçoit une formation pour apprendre à être aimable. Mais l’administration de l’aéroport a d’autres priorités. Il y a urgence. "Je ne connais aucune compagnie qui soit contente de cet aéroport, admet le directeur de la communication d’Aeroflot, Lev Koshliakov. Nous ne sommes pas fiers de ce que nous avons."

Avec ses 13 fuseaux horaires et son économie en pleine croissance, le pays a besoin de nouvelles infrastructures aéronautiques. Entre les deux Russie, l’étatique et la privatisée, c’est la bagarre, à qui tirera le mieux son épingle du jeu. Au coeur de la bataille, Moscou, avec ses trois aéroports lancés dans une course de vitesse. Chacun a le même objectif : édifier un hub, un noeud de connexions. Au sud, Vnoukovo, aux mains de la ville de Moscou. Au nord-est, Cheremetievo, aux mains de l’Etat. Au sud-ouest, Domodiedovo, aux mains du privé. A l’époque soviétique, c’était l’aéroport domestique. Propriété du groupe Eastline, il s’est hissé en dix ans au 1er rang russe et au 85e rang mondial par la fréquentation. Il débauche une à une les compagnies installées à Cheremetievo, en accueille maintenant 73, dont 21 étrangères. British Airways a déjà cédé à ses sirènes, Lufthansa vient d’annoncer son transfert au printemps 2008.

Plus éloigné de la capitale, entouré de forêts et non pas restreint dans un petit périmètre urbanisé, équipé de deux pistes éloignées l’une de l’autre, l’aéroport de Domodiedovo aurait pu devenir le grand aéroport international d’Etat. Mais en 1996, il a été cédé. "Dans ces années-là (les années tumultueuses de l’ère Eltsine), les têtes n’étaient pas dans les aéroports", explique Oleg Smirnov, un expert de l’aviation civile. Avec ses salons business design, sa nursery, ses cabines de cinéma, son matériel dernier cri en matière de sécurité, sa chapelle orthodoxe, ses projets pharaoniques de ville-aéroport, son actionnariat opaque – "Qui sont nos actionnaires ? Je ne sais pas", assure placidement Alexeï Raevskiy, le directeur du management, costume de bonne coupe sur le dos, lourde montre au poignet -, l’aéroport de Domodiedovo a toutes les caractéristiques du secteur privé en Russie. "Nous sommes plus mobiles et plus agressifs", explique le manager.

Ses homologues fonctionnaires n’ont pas dit leur dernier mot. Grues et marteaux-piqueurs ont envahi le tarmac de Cheremetievo. Des parkings et un centre d’affaires sont en construction. 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ouvriers turcs, tadjiks et ouzbeks, main-d’oeuvre traditionnelle des chantiers en Russie, s’activent sous l’autorité de deux entreprises, l’une allemande et l’autre turque. Un nouveau terminal, dont le design a été conçu par ADPI, la filiale ingénierie internationale d’Aéroports de Paris (ADP), doit être inauguré à la fin de l’année.

Ce terminal 3, c’est Aeroflot qui l’a voulu et qui a trouvé le financement pour le réaliser. "Ce n’est pas un luxe, c’est la condition de notre survie. Sinon, on risquait de disparaître", admet Lev Koshliakov, le directeur de la communication de la compagnie aérienne, dont le capital est resté majoritairement aux mains de l’Etat (51,8 %).

Aeroflot construit son propre terminal ? Qu’à cela ne tienne, l’administration de l’aéroport d’Etat se lance elle aussi dans la course : elle vient d’en bâtir un, plus petit, pour pouvoir rénover et agrandir le bâtiment existant. A terme, Cheremetievo devrait pouvoir accueillir 32 millions de passagers par an. Le terme ? "Novembre 2008", assure Mikhaïl Vassilienko, le jeune directeur général qui, dans un univers uniformément gris, reçoit en jean à la veille d’un week-end prolongé. Cet optimiste tient à ce qu’on le sache : dans l’enceinte de l’aéroport, c’est à moto qu’il se déplace. Manière de dire, sans doute, qu’il ne faut pas le prendre pour un apparatchik. Le fait est que depuis sa prise de fonctions les cadres ont le sentiment de voir enfin le mastodonte bouger. Une société mixte a été créée avec Shangi, l’aéroport de Singapour, la référence en la matière, afin d’adopter nouvelles technologies et critères de rentabilité. Le "patron" veut y croire. Le train express, entre la gare de Saviolosky, dans le centre de Moscou, et l’aéroport ? "En novembre ce sera fait." La nouvelle autoroute ? "C’est pour fin 2008." Tant pis si les conflits sur la propriété de la terre ou sur la répartition des compétences ne sont pas encore résolus, et tant pis s’il semble être le seul à y croire : Cheremetievo doit entrer dans une nouvelle ère au plus vite. Mais déjà, l’aéroport d’Etat reflète, avec ses passagers, le fossé entre la Russie qui prospère, et celle qui espère.

Dans la zone de transit, une jeune femme noire est assise sur un duvet, à même le sol. Une petite cuillère en plastique à la main, elle mange à même une boîte de conserve. On l’imagine installée là depuis quelques jours. Erreur. Elizabeth Mbungo, 28 ans, vit dans la zone de transit de l’aéroport de Cheremetievo depuis septembre 2006. Elle a fui son pays, le Nigeria, où elle se croit injustement recherchée par la police. En transit à Moscou, entre l’Allemagne et la Syrie, elle était accompagnée par un Libanais qui l’a abandonnée après l’avoir dépouillée de son passeport. Sa famille, dit-elle, ignore où elle se trouve. Aucune ambassade ne se préoccupe de son cas. Il y a quelques mois, celle du Canada a pris en charge une Iranienne et ses deux enfants restés près d’un an au même endroit.

Lorsqu’ils sont partis, ils ont laissé à Elizabeth leurs deux duvets, des vêtements et un téléphone. "Des voyageurs me donnent leurs livres et à manger", raconte-t-elle avant de montrer la bouteille avec laquelle elle se douche dans les toilettes. Les services d’immigration ont voulu la renvoyer au Nigeria, la compagnie aérienne a refusé de la prendre faute de passeport. "Je suis prête à aller n’importe où, sauf au Nigeria. J’ai trop peur", dit la prisonnière de la zone de transit, installée sur la mezzanine qui surplombe les boutiques de la zone duty free.

Juste en dessous, Sergueï Souchkov déambule devant ses vitrines. Le directeur des boutiques Reg Staer va deux fois par an faire ses achats de vêtements et de bijoux à Paris et à Cannes. Il se "positionne sur le luxe". Dans un de ses étalages, une des montres exposées est vendue 24 950 euros. Mais il y en aura une "dix fois plus chère" dans le magasin du futur terminal de Vnoukovo.

Au service des douanes, l’évasion des devises arrive en tête des infractions. Au mois de mai, un Tchèque a été pris la main dans le sac, ou plus exactement dans la sacoche d’ordinateur : les douaniers y ont trouvé des liasses de billets de 500 euros, pour un total de… 805 000 euros. Le grand jeu des Occidentaux expatriés consiste à sortir une icône malgré l’interdiction d’exporter tout objet de plus de cinquante ans. "Mais le péché des Français, c’est le caviar", raconte un douanier, encore "soufflé" par ce passager qui a englouti devant lui l’essentiel d’une boîte de 900 grammes pour n’y laisser que les 250 grammes réglementaires.

Au niveau des services de sécurité, comme dans les longues files d’attente devant les guichets de la police des frontières, point de nouveaux Russes. Pas de blondes et longilignes jeunes femmes en jean moulant, taille basse très basse, tee-shirt échancré très échancré, comme on en voit en ville dans les multiples magasins et restaurants chics. Lorsqu’on les aperçoit dans le hall, elles filent vers une porte surmontée d’un panneau en anglais VIP Lounge. A l’entrée, il faut montrer patte blanche. Le billet en business class serait-il le sésame ? – "Non, il faut un abonnement", tranche l’hôtesse. "C’est combien ?" "175 000 (roubles)", répond l’hôtesse avec ce sourire qui veut dire "trop cher pour vous".

Une brochure indique le tarif annuel en euros (5 000) et une rencontre avec la direction permet de revenir muni d’une autorisation. Surprise !, ce que l’on croyait être un "salon affaires" n’est qu’une petite pièce, où le client peut enregistrer ses bagages et accomplir les formalités douanières sur-le-champ. En quelques minutes, les corvées sont effectuées. Le voyageur pousse une porte et se retrouve… dans la zone duty free. Comme à l’époque soviétique, faire ou ne pas faire la queue, là est la différence.

Source:http://www.lemonde.fr
9/8/07
Marie-Pierre Subtil

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