Mains basses sur le Delta du Niger
Juliette Abandokwe
L’Afrique, dévastée par les conflits et les dictatures provoqués par une expansion capitaliste sauvagement et systématiquement destructrices des peuples et des sociétés, vit une sinistre escroquerie. Le système économique mondial, imposé par une société néolibérale en pleine dissolution sociale, propagé sur toute la planète au détriment de la plus grande partie de l’humanité et légitimé par une production effrénée d’expertises et de rapports rutilants, étale toute son horreur funeste sur le continent africain, où il se mesure en termes de vie et de mort.
Le Kivu à feu et à sang, ses presque 6 millions de morts, ses viols systématiques de femmes et ses enfants-soldat, sont un exemple hurlant de désespoir d’une société détruite à la racine. Les prédateurs ont le sang aux yeux et sur les mains. Ils sont comme des chiens enragés et ne voient plus rien. Tout le monde sait, mais plus personne ne veut ou ne peut plus rien. Les soldats des FARDC, délaissés sur les routes de l’est du Congo par un commandement central liquéfié et inexistant, drogués et hilares, seront parmi les seules images que l’opinion publique occidentale gardera en mémoire de la guerre au Congo.
Les images de masses de populations dans le dénuement le plus total sont devenues trop habituelles déjà, et ne sont plus si spectaculaires. Autant d’images qui ne correspondent à rien dans un esprit occidental petit et cantonné dans son confort médiatique soigneusement entretenu par des chefs qui savent parfaitement ce qu’ils font. La prédation globale bat sont plein dans le silence le plus assourdissant.
L’unité africaine faisant encore très gravement défaut, certains conflits débordant les frontières de la pure Françafrique ne sont que rarement abordés dans nos médias angéliques, à l’image du désastre frappant au Nigeria le peuple Ogoni – environ 500 000 âmes – dans le delta du Niger, depuis plus de quatre décennies.
L’écrivain très engagé Ken Saro-Wiwa s’adressait, en 1992 à Genève, à l’Organisation des Peuples et Nations Non Représentés, en ces termes :
"L’exploration pétrolière a transformé le pays ogoni en immense terrain vague. Les terres, les rivières et les ruisseaux sont en permanence entièrement pollués ; l’atmosphère est empoisonnée, chargée de vapeurs d’hydrocarbures, de méthane, d’oxydes de carbone et de suie rejetée par les torchères qui, depuis trente-trois ans, brûlent des gaz vingt-quatre heures sur vingt-quatre tout près des zones d’habitation. Le territoire ogoni a été dévasté par des pluies acides et des épanchements ou des jaillissements d’hydrocarbures. Le réseau d’oléoducs à haute pression qui quadrille les terres cultivées et les villages ogoni constitue une dangereuse menace."
Le pétrole a déjà été au centre de la guerre du Biafra, qui a fait un million de morts entre 1970 et 1976, les victimes étant principalement originaires des régions pétrolifères du delta. Malgré l’avancée de l’Histoire et une démocratisation relative depuis l’avènement d’Obansanjo, rien n’a changé pour le peuple ogoni aujourd’hui, et selon un rapport de Minority Rights International, il est l’une des minorités africaines dont on ne respecte pas les droits fondamentaux, malgré une des exploitations les plus frénétiques et les plus destructrices d’Afrique sub-saharienne.
Les compagnies pétrolières continuent leurs abus sous le couvert du gouvernement fédéral nigérian. En avril 2005, une des communautés ogoni, appelée Agip Waterfront, a été simplement détruite afin de faciliter l’expansion de la compagnie NAOC (Nigerian Agip Oil Company). L’environnement est complètement dévasté par les centaines de déversements de pétrole brut dans les eaux du delta. Il n’y a plus de poissons, les racines des mangroves sont imbibées de pétrole, l’environnement est détruit.
La première découverte de pétrole dans cette région date de 1958. La destruction de l’environnement causée par l’extraction du pétrole en terre ogoni, ainsi qu’un manque de partage des richesses du pétrole sont à l’origine d’une relative opposition du peuple autochtone lors des premières extractions de pétrole. La négligence du gouvernement fédéral, le manque de services sociaux et la marginalisation politique dont souffre cette communauté ont été incontestables. À l’échelle internationale, les premiers boycotts de Shell, dus aux abus commis au Nigeria, remontent aux années 1960. Mais dans l’ensemble, la mobilisation internationale a été pratiquement nulle dans ce drame silencieux.
Face aux abus de la compagnie pétrolière Royal Dutch Shell notamment, et du gouvernement nigérian, le Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni (MOSOP), un mouvement social dirigé par le charismatique Ken Saro-Wiwa, réclame au gouvernement fédéral, dès 1990, une certaine autonomie, une urgente protection contre les dégradations environnementales, une part honnête des revenus produits par l’extraction des ressources situées sur leurs terres ainsi que des droits culturels, comme l’utilisation de leur propre langue.
Mouvement non-violent, il fait rapidement face aux persécutions militaires interdisant d’abord les rassemblements populaires, et finalement réprimant violemment toute tentative de protestation. Des dizaines de villages ogoni sont détruits. De 1994 à 1995, les leaders principaux du mouvement sont assassinés. Ken Saro-Wiwa, plusieurs fois emprisonné sans jugement, est finalement exécuté, malgré les alertes de l’opinion internationale.
En 1999, Amnesty International et le Conseil Œcuménique des Eglises sont de ceux qui s’alarment de la situation de plus en plus précaire du peuple ogoni et de son habitat. Mais la radicalisation des mouvements de protestation deviendra inéluctable devant l’immobilisme morbide de la communauté internationale, alliée naturelle et implicite des compagnies pétrolières ainsi que du gouvernement nigérian.
Dans les années 2000, le MOSOP perd de son importance, mais face à une situation socio-économique complètement désespérée des peuples locaux, d’autres groupes plus radicaux comme le MEND (Mouvement d’Emancipation du Delta du Niger) prennent les devants de la lutte contre les compagnies pétrolières et le gouvernement fédéral.
Aujourd’hui, le MEND est complètement diabolisé dans les médias occidentaux, et le côté gangster du mouvement est largement exploité dans l’opinion publique occidentale. Les gouvernements prédateurs se plaignent et se révoltent contre les enlèvements de travailleurs expatriés, et peignent en noir sur la muraille la para-militarisation du MEND. Une fois de plus, c’est le pyromane qui ameute les pompiers. Et le feu est déjà si étendu qu’il est bien difficile à éteindre.
Le véritable esprit du MEND est bel et bien infiltré par des gangsters locaux devenus millionnaires, offrant une bonne excuse pour dissimuler aux yeux de l’opinion publique les vraies souffrances des peuples indigènes du delta du Niger. CNN filme des rebelles du MEND masqués et s’amusant à tirer dans l’eau avec leur mitraillette. Mais là n’est pas l’essence des choses. Il s’agit d’une pure propagande pro-compagnies pétrolières!
L’existence du MEND devrait tout d’abord inspirer un questionnement sur le rôle joué par les compagnies pétrolières dans la vie quotidienne des peuples indigènes, en termes d’accès à une vie décente, avec de l’eau potable et de la nourriture mangeable, en termes d’environnement adéquat, et en termes de développement socio-économique humain. Pour le moment, un tel questionnement ne se solderait que par un bilan profondément négatif. Mais qui donc connaît même l’existence du peuple ogoni ? Et qui peut bien se soucier de leur droit à une existence décente…
Les méthodes non-violentes du MOSOP n’ayant pas trouvé grâce aux yeux de la communauté néocoloniale et des vautours du gouvernement, et n’ayant rencontré que persécutions et exactions militaires, on ne peut que conclure que la guerre engendre la guerre. La mal gouvernance centrale et la corruption massive généralisée au sein de la classe dirigeante, appuyées et soutenues par les puissances occidentales, sont donc clairement à l’origine de cette rebellion montrée du doigt de façon si démagogique !
Entre populations paupérisées à l’extrême, gangs et gouvernements maffieux, et compagnies transnationales abonnées aux milliards de billions, nous nous retrouvons toujours dans le même schéma. Un manque général et total d’éthique humaine à tous les niveaux. La notion de Droit de l’homme devient d’ailleurs de plus en plus ridicule, puisque notion définie par une société occidentale très arrogante, et se plaçant surtout au-dessus de tout soupçon.
A quand donc la culture d’une nouvelle éthique sociopolitique, tendant vers une intégrité même relative, et surtout vers un sens de la responsabilité civile accru, conscient des véritables enjeux du continent africain à long terme ?
Et à quand une nouvelle formulation des Droits de l’homme, où la responsabilité des multinationales serait questionnée avec précision, et où la notion d’impunité serait définie comme un crime contre l’humanité, ainsi que l’ennemi public no 1 ?
* Juliette Abandokwe se définit comme une citoyenne du monde (abandokwe.over-blog.com)
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Source: PAMBAZUKA NEWS