Littérature djiboutienne et recherche des enjeux importants
Source : http://www.lanation.dj
Les doctorats es lettres récemment et brillamment soutenus par Messieurs Abdoulmalik Ibrahim Zeid et Kadar Ali Diraneh doivent être l’occasion de rappeler quelques événements antérieurs concernant les recherches sur la littérature djiboutienne et ils offrent, aussi et surtout, l’occasion de penser à l’avenir.
Enseigner la littérature djiboutienne
Contrairement à ce que certains ignorent, l’enseignement de la littérature djiboutienne n’est pas un problème puisque cette discipline a déjà été enseignée à Djibouti pendant quatre ans. Il faut en effet se souvenir du fonctionnement du DEUG installé au CFPEN dans les années quatre vingt dix. Destiné à la formation des enseignants des collèges, ce DEUG avait été monté dans le cadre d’une convention entre l’Université Paul Valéry (Montpellier III) et le Ministère djiboutien de l’Education Nationale. Les universitaires de Montpellier avaient modifié l’orientation de leur DEUG en fonction du public, composé uniquement de futurs enseignants de collège, mais ils n’avaient pas pris en considération la réalité djiboutienne comme telle. Pourtant, cette dimension djiboutienne a pu être intégrée de la manière que voici.
A l’époque, en première année de DEUG, sur cinq UV (Unités de Valeur), l’une était "libre", c’est à dire qu’elle était sous le contrôle du CFPEN, ce qui a permis en 1995-1996 de proposer aux étudiants une option : soit un enseignement complémentaire d’arabe (comme les années précédentes), soit un cours intitulé "Langues et cultures à Djibouti". Ce cours a été assuré conjointement par M. Sgaravizzi, qui s’occupait plus spécialement de l’aspect culturel contemporain et par J.D. Pénel qui s’attachait à la dimension littéraire francophone en tenant compte de l’histoire du pays. Après le départ de M. Sgaravizzi en juillet 1996, le cours s’est concentré sur la littérature djiboutienne écrite en français: les responsables djiboutiens ont rencontré leurs homologues de l’Université de Montpellier III et ils ont, ensemble, approuvé et validé la création de ce cours, devenu obligatoire et désormais intitulé de manière plus large : "Langues et littératures de la Corne de l’Afrique". Le cours a donc été dispensé pendant les années 1996-1997, 1997-1998. Toutefois, il va de soi que la littérature djiboutienne est essentiellement orale : il importait donc que cette dimension fondamentale soit aussi introduite dans ce cours. Puisqu’il n’était pas possible de trouver sur place quelqu’un de disponible – et de compétent- pour introduire les littératures orales somali et afar, il a été demandé à M. Didier Morin de venir chaque année faire une mission d’enseignement de deux semaines. On ne poussait pas la naïveté de croire qu’on pouvait traiter la littérature orale en deux semaines mais c’était déjà, au moins, la reconnaissance de cette littérature dans le cursus universitaire – en attendant de pouvoir lui consacrer un cours entier et spécifique.
Le contrat de JD Pénel étant achevé en juillet 1998. Cependant, puisqu’il fallait assurer le cours inscrit dans le programme pour l’année 1998-1999 (correspondant à la dernière promotion du DEUG), JD. Pénel et D. Morin ont été appelés tous les deux en même temps, en décembre 1998, en une seule mission de quinze jours pour dispenser ce cours étalé normalement sur une année. Ce n’était pas faire grand cas de cet enseignement pourtant reconnu par l’Université Paul Valéry. Après quoi, effectivement, il n’y eut plus de littérature djiboutienne officiellement au programme – sinon à l’introduire dans le cadre de cours de Littérature africaine.
La recherche sur cette littérature
Parallèlement à ce cours sur la littérature djiboutienne, il était facile de s’apercevoir que plusieurs enseignants djiboutiens, titulaires de licence ou de maîtrise n’avaient pas la possibilité de poursuivre leurs études universitaires puisqu’il n’y avait pas d’université à Djibouti – l’université Paul Valéry ne s’adressant qu’à de futurs enseignants de collège et s’arrêtant en deuxième année d’études après le baccalauréat. C’est pourquoi, après accord avec le Département de Lettres de l’Université de Limoges, J.D. Pénel (Habilité à diriger des travaux de Recherches depuis 1994) a été autorisé à dispenser des cours à deux étudiants en maîtrise et six étudiants en DEA durant l’année académique 1997-1998 – les étudiants s’étant inscrits eux-mêmes et à leur frais au service de la scolarité de l’université de Limoges. En juin 1998, le Professeur J.M. Grassin, chef du Département de Lettres, est venu en mission à Djibouti pour assurer un ultime séminaire et présider les soutenances. Un seul étudiant n’a pu achever son travail, mais les autres sont arrivés au terme de leur recherche, tous les mémoires, sauf un, portant sur la littérature djiboutienne orale et écrite. Abdoulmalik Ibrahim Zeid et Kadar Ali Diraneh font précisément partie des étudiants qui ont obtenu leur DEA à cette session. Il y a donc eu déjà à Djibouti délivrance de diplômes de Maîtrise et de DEA, mais bizarrement, on constatera que le rapport de fin d’année (1997-1998) du CFPEN n’en fait même pas mention!
Probablement encouragés par cette ouverture sur la littérature djiboutienne, deux Français, M. William Souny (qui enseignait au collège de Boulaos) et Madame Chantal Logan (qui enseignait au collège de Fukuzawa) s’inscrivirent directement à l’université de Limoges pour un DEA puis pour un Doctorat : sur William Syad en ce qui concerne le premier; et sur l’identité somalie à travers la littérature francophone et anglophone pour la seconde – travaux universitaires qu’ils ont mené jusqu’à leur terme avec brio. Pour Messieurs Abdoulmalik Ibrahim Zeid et Kadar Ali Diraneh, leur cursus a été plus long car ils n’ont pu bénéficier que tardivement d’une bourse en alternance pour s’inscrire en doctorat. Malgré ce retard, mais avec entêtement, ces deux Djiboutiens ont pu mener à terme leur travail universitaire et obtenir leur doctorat. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si leur thème de recherche a porté sur la littérature des Français sur Djibouti : soit sur une courte période très intensive et productive (1929-1936) pour Abdoulmalik Ibrahim Zeid; soit sur une longue période (1838 à nos jours) pour Kadar Ali Diraneh qui a cherché en même temps à manifester la façon dont les Djiboutiens percevaient l’Autre (les Français) à travers leur littérature écrite et orale. Il faut dire, en effet, que malgré quelques auteurs plus ouverts, l’ensemble des écrivains français qui ont produit des textes littéraires (récits de voyages, fictions, poésie, articles) sur Djibouti ressassent, avec acharnement et une permanence déconcertante, des clichés simplificateurs souvent grossièrement racistes qui ne font d’ailleurs pas honneur à la littérature française.
Il convient donc de clarifier ce lourd héritage et d’envisager également comment les écrivains djiboutiens aussi bien que les poètes et chanteurs traditionnels se forgent leur image de l’Autre (le Français) afin d’imaginer les conditions d’un dialogue éventuel – et non plus d’un duel ou, comme un moindre mal, d’un cheminement parallèle sans véritable rencontre. Ces travaux de critique littéraire répondent à la fois à la nécessité de poser la littérature djiboutienne écrite en français et la littérature orale en langues nationales comme nécessaires objets d’étude et à l’obligation de sortir de l’impasse dans laquelle de nombreux écrivains français ont représenté et enfermé Djibouti et ses habitants. Un universitaire djiboutien francophone ne peut être solidaire de cette littérature extérieure et il doit s’interroger sur la nature d’une littérature djiboutienne en français, de même qu’il doit connaître et analyser les littératures en langues nationales tant dans leur passé que dans leur stricte contemporanéité.
Les enjeux de ces travaux
On perçoit bien que l’enjeu de ces deux thèses soutenues récemment par des Djiboutiens n’est pas seulement d’obtenir des diplômes universitaires. Au moment où Djibouti a constitué un Pôle Universitaire pour les étudiants djiboutiens, il est impératif, en effet, de s’interroger sur les finalités de cet enseignement. Or, il ne peut y avoir de véritable université que là où le milieu de vie constitue la matière des connaissances et donne naissance à une réflexion critique : l’histoire, la littérature, les langues nationales, la géographie, les modes juridiques locaux, etc., du pays et de la sous région doivent faire partie intégrante des connaissances des étudiants djiboutiens de l’Université. Les sciences ne font pas exception à la démarche évoquée. Tous les spécialistes de géophysique et de sismologie du monde entier connaissent Djibouti; de même, pour l’océanographie, la botanique, la zoologie, et de nombreuses disciplines scientifiques, Djibouti est un champ d’études de premier choix. Or, – et c’est un vrai paradoxe-, pendant que des savants observent et analysent la nature de la Corne de l’Afrique, les Djiboutiens auraient les yeux tournés et perdus vers le lointain hexagone! C’est pourquoi, si tous ces éléments du savoir ne sont pas inscrits dans les programmes actuels de l’université, il faut : ou obtenir, comme ce fut le cas pour l’université Paul Valéry au CFPEN dans les années quatre vingt dix, que ces sujets soient intégrés dans les cursus des universités de tutelle; ou créer de toutes pièces une université djiboutienne qui se donne un ensemble d’objectifs par rapport à Djibouti afin d’organiser un enseignement en conformité avec les idéaux fixés. Dans ce dernier cas, les universités françaises ne se substitueraient plus aux Djiboutiens en important leurs savoirs et leurs diplômes, mais elles pourraient apporter leur aide et leur expérience autour d’objectifs universitaires clairement définis par les Djiboutiens.
Entendons nous : une université qui ne prendrait en considération que la dimension spatio temporelle dans la quelle elle se situe manquerait à sa vocation universalisante (d’où ce mot : université), mais une université qui étudie tous les espaces sauf le sien est tout aussi décalée et n’assume pas sa véritable tâche.
Il convient donc, désormais, de savoir quelle place les Djiboutiens vont donner à leur propre espace dans leur université, d’autant que des universitaires de chez eux sont capables de prendre en charge ces savoirs et ce dans des secteurs de plus en plus nombreux, comme le prouvent le cas D’Abdoulmalik Ibrahim Zeid et Kadar Ali Diraneh aussi bien que les Djiboutiens qui reviennent avec des diplômes universitaires dans les disciplines les plus variées. Les choses ne peuvent changer sans prudence ni préparation, mais il faut reconnaître que le Pôle universitaire, dont la création a constitué une étape très importante pour le pays, devra affronter et résoudre progressivement cette interrogation sur la place de Djibouti dans les programmes d’enseignement.
J.D. Pénel