Les revendications des noirs de France
Les revendications des noirs de France
Face au peu de place qui leur est accordée dans la société, les Français d’origine africaine et antillaise expriment des revendications croissantes.
Par Stéphanie BINET
mardi 22 février 2005 (Liberation – 06:00)
que ce soit lors de colloques, lors de débats sur des plateaux de télévision, dans les textes des rappeurs ou dans le récent film sur la société antillaise Neg’Maron, les Français d’origine antillaise ou africaine expriment de plus en plus leur malaise et leur colère quant au peu de place qui leur est laissée dans la société française. Les récents dérapages antisémites de Dieudonné sont d’autant plus pervers qu’il tente de surfer sur ce mal-être. «Il y a une grogne qui existe depuis longtemps, mais aujourd’hui elle s’exprime, résume Marie-Georges Peria, vice-présidente du Cerfom (Centre d’étude et recherche des Français d’outre-mer). Elle était auparavant difficile à formuler, car les injustices, dont elle se nourrissait, relevaient du non-dit. Mais, en 1998, à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, les originaires d’outre-mer ont trouvé un point focal pour commencer à exprimer ce qu’ils ressentaient. Depuis, les revendications s’amplifient de tous les côtés.»
«En 1998, le gouvernement nous avait promis qu’il ferait un truc pour nous. On attend toujours»
Il y a tout d’abord eu les demandes de quotas à la télévision et dans le cinéma pour les minorités visibles, menées par le collectif Egalité du metteur en scène guadeloupéen Luc Saint-Eloi et de la romancière camerounaise Calixthe Beyala lors des Césars 2000, suivies de la marche du peuple noir l’été suivant. En même temps, Christiane Taubira défend son projet de loi pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité devant le Parlement. En février 1999, il est adopté en première lecture. Marie-Georges Peria se rappelle de la lutte que les associations ont dû mener pour que la loi soit examinée en deuxième lecture au Sénat : «Il a fallu qu’on réclame son passage au Parlement. Elle a été déprogrammée quatre fois avant d’être finalement votée en mai 2001. Depuis, elle n’est toujours pas appliquée. Le décret d’application date seulement du printemps dernier. Le comité de personnalités tente timidement de travailler sur ses différents articles. Aujourd’hui, personne ne comprend dans la communauté noire pourquoi la loi Taubira est passée inaperçue dans les médias nationaux.»
Martiniquaise, Marie-Andrée Bapté, 60 ans, femme de service dans un centre pour handicapés mentaux, a à peine conscience que cette loi existe mais se souvient juste des promesses : «Au moment de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage, le gouvernement nous avait promis qu’il ferait un truc pour nous. On attend toujours. J’ai vaguement entendu parler de cette loi sur Média Tropical (radio antillaise de la région parisienne, ndlr), puis plus rien.» Arrivée en métropole au début des années 70, «parce qu’on y trouvait plus facilement du travail qu’en Martinique», Marie-Andrée, proche de la retraite, s’inquiète pour ses enfants : «Aujourd’hui, la nouvelle génération est révoltée. Mes fils, en plus de savoir ce que leurs ancêtres ont subi, se sentent rejetés dans leur pays. Alors qu’ils sont Français à part entière, diplômés, on les juge toujours sur leur couleur de peau.»
«Ce passé qui emprisonne mon présent»
Beaucoup de rappeurs issus de cette même génération ont évacué leurs frustrations dans leurs textes, évoquant la traite des Noirs, l’esclavage, l’annulation de la dette africaine. Philippe, membre du groupe de rap la Rumeur, y a consacré un texte entier, 365 Cicatrices : «Le constat quotidien de mes souffrances, des délits de faciès, de ce passé qui emprisonne mon présent», dit ce jeune Guadeloupéen qui a grandi dans une cité des Yvelines. Dans la chanson, il raconte comment il a pleuré lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, la fierté des tirailleurs bafouée à la fin de la guerre, il se moque des Noirs qui se teignent en blond et rappe : «Y a des chaînes qui nous maintiennent au bas de l’échelle, et pour que ça change, faudrait qu’on attende que la banquise dégèle ?» Maire adjoint à la jeunesse à Bagneux, Jean-Claude Tchicaya, de père congolais et d’une mère martiniquaise, 39 ans, explique : «Les jeunes Noirs comme les jeunes Maghrébins ont soif d’égalité. Les inégalités qu’ils subissent au quotidien leur sont insupportables. Ils ne veulent plus de discours lyriques sur l’égalité, ils veulent une égalité effective. Ce n’est pas du tout une posture de victimisation, mais il naît chez eux une forte conscience politique de la place qu’ils veulent occuper en France.»
Diplômé des Hautes études et pratiques sociales, Jean-Claude Tchicaya a également consacré sa thèse aux conséquences et effets de la traite et de la colonisation dans les rapports sociaux en France. Il crée, avec le rappeur Joey Starr et Olivier Besancenot, un collectif pour commémorer les oubliés de l’Histoire institutionnelle. Leur association Devoirs de mémoires est née pour rappeler le 40e anniversaire de l’assassinat de Malcolm X (lire ci-contre), le 21 février 1965 : «Il faut, dit Tchicaya, qu’on parle de cette histoire non dite, intériorisée chez les Noirs comme chez les Blancs, qui a développé pour les Noirs un complexe d’infériorité et les autres un complexe de supériorité.»
Rappeur d’origine sénégalaise, Mbégane Ndour préfère lui aussi l’action sur le terrain plutôt que la prise de parole dans les disques et les conférences. Il y a trois ans, il a produit un disque sur le sujet, African Consciences, qui n’a reçu aucun écho. Chaque semaine, il consacre une heure à aider un collégien dans ses devoirs de maths. Il appelle ça l’heure africaine, nom qu’il a donné à son association : «Il faut arrêter de se cacher derrière des discours, les livres, les CD, les chansons. Sur le terrain, il y a urgence. La France est en train de créer un environnement de frustration, de désespoir, qu’on ne pourra plus maîtriser. On parle encore le discours de l’intelligence, il ne faudrait pas qu’il n’y ait que celui de la violence qui soit entendu.»