Les grandes écoles doivent-elles s’ouvrir ?
LEMONDE.FR | 24.09.04 | 17h59
L’intégralité de la discussion avec Alain Jeneveau, président de la commission formation au sein de la Conférence des grandes écoles.
Francois-ens : Pensez-vous réellement que les grandes écoles soient fermées ? Si elles sont l’aboutissement d`un système élitiste, ne reposent-elles pas malgré tout sur le mérite et non, comme aux Etats-Unis, sur l’argent ?
Alain Jeneveau : Bien évidemment, je ne pense pas que les grandes écoles soient fermées, et elles le sont de moins en moins.
Les preuves sont multiples de la volonté d’ouverture de ces grandes écoles, et cela depuis de longues années. En ce qui concerne, par exemple, l’accueil de populations variées par rapport aux catégories socio-professionnelles, on peut montrer très facilement que s’agissant des diplômés de niveau bac + 5 (niveau de formation des grandes écoles), ces catégories sont quasiment identiques à celles des diplômés de l’université.
Grim : Ne pensez-vous pas que les grandes écoles ont érigé dans ce pays une véritable caste de dirigeants, participant ainsi au cloisonnement de notre société ? En effet, les étudiants sont souvent issus du même milieu social, bénéficient des mêmes réseaux, parfois d’une scolarité quasi gratuite. Ne serait-il pas grand temps qu’un rééquilibrage intervienne au profit des universités, ce tiers état français ?
Alain Jeneveau : Quand on parle de grandes écoles, on pense toujours aux dix écoles les plus prestigieuses. En fait, il y a, à peu près, dans l’organisme que je représente, la Conférence des grandes écoles, cent quatre-vingt-sept grandes écoles. Et chacune a son profil de recrutement et de formation. Autrement dit, certes, on va retrouver aux commandes des entreprises un certain nombre de diplômés de ces écoles, mais ces diplômés auront un profil différent. Il y a, dans les grandes écoles, une notion d’appartenance à un groupe qui est caractéristique non pas tant des grandes écoles, mais de chaque établissement.
OUVRIR LES GRANDES ÉCOLES AUX POPULATIONS DÉFAVORISÉES
Riton : Que pensez-vous des mesures de "discrimination positive" pour certains élèves issus de lycées en ZEP (zone d’éducation prioritaire) mises en œuvre depuis un an à Sciences-Po Paris ?
Alain Jeneveau : Effectivement, en matière d’élargissement du type de population accueillie dans les grandes écoles, il y a deux exemples récents et remarquables : celui de Sciences-Po Paris et celui, peut-être moins connu, de l’Essec. En ce qui concerne Sciences-Po Paris, c’est une voie d’entrée particulière qu’on appelle "discrimination positive".
A l’inverse, en ce qui concerne l’Essec, la voie d’entrée dans l’enseignement supérieur est traditionnelle. Chaque établissement a sa culture. Il me semble qu’à l’heure actuelle, c’est plutôt le modèle de l’Essec qui s’étend. Un certain nombre de négociations avec la direction des enseignements supérieurs vise effectivement à prendre modèle sur l’Essec et à l’étendre à un certain nombre de lycées situés en ZEP.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit de repérer dans ces lycées des jeunes à bon potentiel qui, culturellement, n’envisageraient pas d’effectuer des études supérieures, et de les préparer à une entrée soit à l’université, soit dans les grandes écoles. Pour cela, il y a un accompagnement des lycéens dès les classes de seconde, en leur permettant, d’une part, de venir dans les grandes écoles suivre des enseignements complémentaires à ceux des lycées et, d’autre part, de les guider à l’aide de tuteurs que sont les élèves des grandes écoles afin de leur donner le goût d’entreprendre des études supérieures. Dans ce cas, il ne s’agit pas de discrimination positive, mais simplement de démontrer, par l’exemple, la réussite possible de ces lycéens dans l’enseignement supérieur, que ce soit les universités ou les grandes écoles. J’ajoute que le rôle de tuteurs des élèves des grandes écoles apporte un "plus" à leur formation, ce qui est un moyen d’ouvrir les grandes écoles.
Mathieu : L’ouverture doit-elle se faire à n’importe quel prix, quitte à niveler par le bas le niveau général, juste pour satisfaire le sentiment de culpabilité d’une partie de l’élite bien-pensante ?
Alain Jeneveau : Non, bien évidemment. L’ouverture ne peut se faire qu’en gardant la qualité à la fois de la formation et du recrutement. La vocation des grandes écoles est professionnalisante. Autrement dit, il s’agit que chaque diplômé (par exemple, en France, il y a 30 000 ingénieurs diplômés des grandes écoles par an) trouve très rapidement un emploi en entreprise dans la fonction de cadre. C’est bien évidemment ce que nous demandent les entreprises. Il ne s’agit donc pas d’être moins sélectif, mais plutôt d’améliorer la démarche de formation avant l’entrée dans les grandes écoles, de façon à maintenir la qualité du recrutement.
Michel : Ancien élève d’une grande école privée et issu d’un milieu très modeste, j’ai pu m’apercevoir que mes camarades étaient pour la plupart issus de milieu aisé et constater que la réussite professionnelle ne dépendait pas seulement de mes propres résultats, mais du fait des relations familiales. Est-ce la fin du diplôme = emploi ?
Alain Jeneveau : Jusqu’à ce jour, les diplômés des grandes écoles, sauf exceptions, n’ont pas eu de difficultés à trouver un emploi. En fait, ce qui aide essentiellement à la recherche du premier emploi, ce ne sont pas les relations personnelles, mais surtout les relations que l’on a pu établir avec les entreprises au cours des stages. Il est possible qu’à la marge une relation personnelle aide à trouver cet emploi, mais je ne pense pas qu’on puisse généraliser, et en tout cas, il me semble – et nous l’avons mesuré à la Conférence des grandes écoles – que le taux d’activité des jeunes diplômés est indépendant du milieu social. Il reste fortement lié à la personnalité du diplômé.
UNE REPRODUCTION SOCIALE DES ÉLITES
Hadamard : La filière ZEP de Sciences-Po n’est-elle pas la preuve ultime de l’échec de l’idéologie "bac pour tous" ?
Alain Jeneveau : Je ne pense pas qu’il y ait un échec de la philosophie "le bac pour tous".
Sciences-Po a été le premier établissement à tenter cette expérience, plutôt réussie. Il faut effectivement s’inspirer de cet exemple, que chacun peut aménager, de façon à concilier la faculté pour une population d`environ 80 % des jeunes d’obtenir le bac et également, pour ceux qui le souhaitent, de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur.
Chtika : Le fait que le nom de l’école soit aussi important en France, notamment chez les recruteurs (grille de salaire, niveau hiérarchique de début et de fin de carrière), n’est-il pas partiellement injuste ?
Alain Jeneveau : Il y a d’abord un point important : pour les formations d’ingénieur d’une part, et pour les formations de management, il existe des institutions qui contrôlent la qualité des formations. L’obligation que nous avons pour les ingénieurs, par exemple, c’est d’indiquer sur le diplôme la mention "ingénieur diplômé de (nom de l’école)". A partir de cet instant, l’établissement de formation est mis en référence.
Et il est exact qu’il existe, dans l’esprit du public, une certaine hiérarchie entre les établissements, que l’on retrouve également aux directions des ressources humaines des entreprises. Le système de recrutement des grandes écoles est sélectif. Il n’empêche que les jeunes qui ne peuvent pas accéder directement aux écoles les plus prestigieuses ont la possibilité, via d’autres formations, d’obtenir des niveaux de reconnaissance quasi équivalents.
Stardust : Vu de Belgique, où les grandes écoles n’existent pas, le système français présente de grands avantages : méritocratie, ascenseur social, sentiment de l’intérêt commun. Mais un défaut apparaît souvent, celui de créer des micro-réseaux qui détiennent le pouvoir en fonction de leur diplôme. Ainsi, une personne de valeur qui a un parcours atypique aura plus de mal pour accéder aux hautes fonctions en France qu’en Belgique. Comment améliorer cette situation ?
Alain Jeneveau : Le système des grandes écoles est effectivement une exception française, même si l’on trouve également des grandes écoles en Suisse et au Québec. La dimension des grandes écoles en termes d’accueil d’élèves fait que des groupes se constituent aisément durant la formation. En particulier, la notion d’ancien élève d’une grande école est quelque chose de très fort. Je ne vois pas comment empêcher ces diplômés de poursuivre en partie leur vie en réseau dans un contexte professionnel. D’ailleurs, et pas simplement dans les grandes écoles, on constate aujourd’hui que la notion de réseau est importante pour l’emploi.
ENTPE : Dans les grandes écoles d’ingénieurs, les étudiants provenant des milieux défavorisés (les cités) sont quasiment absents… Ne devrait-on pas procéder à une démocratisation de l’accès à ces grandes écoles, comme cela a été fait dernièrement à Sciences-Po ?
Alain Jeneveau : Le constat que vous établissez est tout à fait exact. A l’heure actuelle, des contacts pris avec la direction de l’enseignement scolaire visent à étendre ce qui est fait avec l’Essec à une grande partie des lycées situés en ZEP, pour permettre à ces jeunes d’intégrer l’enseignement supérieur et, pourquoi pas, des grandes écoles.
Achille : Pourquoi les grandes écoles sont-elles toutes parisiennes ?
Alain Jeneveau : Les grandes écoles sont loin d’être toutes parisiennes. Là encore, quand on dit "grandes écoles", on pense finalement aux plus prestigieuses. Mais même parmi ces écoles prestigieuses, il en existe en province. Globalement, les grandes écoles sont réparties sur tout le territoire français et ce, depuis de nombreuses années, avec peut-être une tendance actuelle à la décentralisation.
Ipsos : Certes, mais les entreprises ne parlent que de Paris…
Alain Jeneveau : Contrairement à ce que vous dites, et en prenant en compte les comportements actuels des jeunes, qui veulent concilier vie professionnelle et aspirations personnelles, de plus en plus de jeunes se tournent vers une grande école située à proximité de leur lieu de vie. Certes, une majorité d’écoles prestigieuses se trouvent en région parisienne, mais de toute évidence, les diplômés formés par ces écoles constituent une minorité par rapport aux 30 000 diplômés annuels. Il y a environ 200 grandes écoles en France, et nos réflexions sont essentiellement inspirées par une dizaine d’entre elles.
Cyril : Bachotage, sélection précoce, conformisme des expériences… Quelles sont les justifications au système des classes préparatoires ?
Alain Jeneveau : La première justification est la démonstration sur le terrain des capacités et des compétences des diplômés des classes préparatoires. Le socle d’enseignement de base vu pendant deux années après le baccalauréat permet une ouverture dans les grandes écoles, qui orientent vers une multitude d’emplois. Je ne pense pas qu’on puisse parler de conformisme dans les classes préparatoires aux grandes écoles, compte tenu de l’évolution permanente des programmes en lien avec les évolutions des entreprises.
Sinbad : Pour revenir au débat de l’ouverture des grandes écoles, connaissez-vous les statistiques des origines socio-professionnelles des élèves ?
Alain Jeneveau : Je connais effectivement les origines socio-professionnelles des élèves des grandes écoles. Le constat que l’on peut faire, c’est que les catégories les plus favorisées sont majoritairement représentées. Mais si vous prenez comme référence, non pas les entrants dans l’université, mais les diplômés à bac + 5 (il y a relativement peu d’échecs dans le cursus d’un diplômé de grande école comparativement à l’université), vous trouvez des catégories socio-professionnelles équivalentes entre les deux systèmes. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un constat que l’on découvre à la lumière des études supérieures, mais tout simplement d’un fait qui se produit déjà dès les classes de 6e au collège. Là, les élèves des catégories socio-professionnelles les plus favorisées réussissent mieux que d’autres. Loin d’être lié aux grandes écoles, le problème est social et national. Ce que peuvent faire les grandes écoles afin de rééquilibrer ces catégories socio-professionnelles, c’est d’aider les jeunes qui vivent dans un environnement défavorable à surmonter leurs difficultés pour leur permettre d’accéder à l’enseignement supérieur. C’est l’objectif de la démarche de Sciences-Po et de celle de nombreuses grandes écoles qui se lancent dans des partenariats avec des lycées situés en ZEP. Par ailleurs, il faut savoir que les enfants de milieux défavorisés, même s’ils en ont intellectuellement les moyens, envisagent rarement une formation dans l’enseignement supérieur conduisant cinq ans plus tard à un diplôme. Ils préfèrent, avant de viser ce niveau, obtenir au travers d’une formation plus courte et professionnalisante un diplôme intermédiaire du type BTS ou DUT. L’ambition des grandes écoles est donc de s’ouvrir à des publics possesseurs de ces diplômes via des entrées parallèles. Ce type d’admission existe dans la très grande majorité des grandes écoles.
Sindbad : Ne croyez-vous pas qu’il existe une sorte de barrière financière pour beaucoup de jeunes provenant de milieux défavorisés ?
Alain Jeneveau : De toute évidence, l’aspect financier ne peut être considéré comme secondaire. Même si un nombre non négligeable d’élèves des grandes écoles sont des boursiers et, pour certains, ont des "petits boulots", la démarche entreprise par les grandes écoles visant à élargir leur public ne pourra aboutir qu’avec une multiplicité des aides.
UNE INTERNATIONALISATION CROISSANTE
Martin_V : Pensez-vous que les grandes écoles sont suffisamment ouvertes sur l’international ?
Alain Jeneveau : Oui. Historiquement, il me semble même que ce sont les grandes écoles qui, en matière de formation, ont établi les premiers contacts avec les établissements étrangers. Dans beaucoup d’établissements, afin d’obtenir le diplôme, il faut avoir effectué une partie de ses études à l’étranger. Symétriquement, les écoles accueillent une population d’étudiants étrangers non négligeable (autour de 14 %). Il s’agit d’étudiants en échange, venus des plus grandes universités de l’étranger. Une question qui se rattache à l’international est celle de la visibilité de ces grandes écoles à l`étranger. C`est pourquoi un certain nombre d’établissements se sont mis en réseau de façon à constituer une dimension comparable à celle de leurs établissements partenaires.
Lugalu : Des Etats-Unis, où je travaille, je vois beaucoup d’étudiants très brillants venant d’horizons très différents, notamment d’Europe, qui intègrent les universités les plus prestigieuses sur le mérite et non par des filières spéciales. Pourquoi l’Europe, en particulier la France, ne se montre-t-elle pas aussi attractive, malgré des frais de scolarité beaucoup plus faibles ? Qu’est-ce qui fait la réussite du système américain de ce point de vue ?
Alain Jeneveau : Depuis très longtemps, les Etats-Unis ont une politique d’attractivité vis-à-vis des étudiants étrangers. D’ailleurs, on constate au niveau "graduate" une majorité d’étudiants étrangers que l’on retrouve dans les laboratoires. La France et l’Europe ont pris conscience, sans doute trop tardivement, qu’elles pouvaient attirer également d’excellents étudiants étrangers. Un premier écueil est constitué par la langue. Cependant, de plus en plus d’établissements proposent des cursus en anglais. Au niveau de la France, l’agence Edufrance tente de fédérer l’ensemble des activités et de promouvoir les formations françaises à l’étranger. En Europe, viennent de naître les "masters" Erasmus Mundus, qui ont pour premier objectif de recruter des étudiants hors d’Europe et de leur offrir des formations de haut niveau dans plusieurs établissements de différents pays. Il me semble que l’Europe possède les compétences et la qualité des formations pour être attractive. Cependant, il n’est pas dans notre culture, comme outre-Atlantique, de faire entrer la formation dans une démarche à caractère économique.
Abdel : Quelle est l’image de marque du système français à l’étranger ?
Alain Jeneveau : Très franchement, il me semble que l`image de marque du système français à l’étranger est excellente, et ce aussi bien pour les universités que pour les grandes écoles. Nous sommes parfois critiques en France sur notre système, mais la comparaison que nous pouvons faire via les échanges internationaux et l’accueil d’étudiants étrangers montre que les qualités de nos diplômés sont remarquables et qu’ils sont, de plus, appréciés dans les entreprises à caractère international. Professionnellement, une enquête menée par la Conférence des grandes écoles auprès d’entreprises étrangères multinationales montre que les diplômés français des grandes écoles, comparativement aux diplômés anglo-saxons ("masters") et aux diplômés locaux se placent en première position pour l’ensemble des qualités souhaitées chez un futur cadre, sauf en ce qui concerne la pratique des langues étrangères et le travail en groupe. Il nous reste donc encore quelques efforts à faire.
Pierrot : Pensez-vous que le modèle des grandes écoles puisse survivre à l’harmonisation européenne ?
Alain Jeneveau : Oui, bien sûr. Le modèle des grandes écoles est un modèle de formation intégrée sur cinq ans de niveau "master". Dans ces conditions, même si les grandes écoles ont leur identité et leur parcours de formation propres, les diplômes délivrés s’intègrent parfaitement dans le contexte européen de l’enseignement supérieur.
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