L’eldorado de l’Afrique
LISA-MARIE GERVAIS
Édition du mardi 25 mars 2008
À l’instar des Latino-Américains qui prennent la route vers le Nord jusqu’aux États-Unis, des milliers d’hommes et de femmes venus de partout en Afrique mettent chaque année le cap sur l’eldorado du continent noir: l’Afrique du Sud. Notre journaliste a été témoin de leur parcours aux allures de descente aux enfers. Premier d’une série de trois textes.
Au premier coup d’oeil, l’église méthodiste du centre-ville de Johannesburg a des allures de morgue. Des centaines de corps jonchent le sol et les couloirs qui mènent à la nef centrale. Une saisissante odeur d’urine et de sueur envahit les lieux. Mais les ronflements, les cris et les pleurs déchirants des bébés confondent finalement les visiteurs: ici, on vit. Pour nombre d’étrangers venus se réfugier en Afrique du Sud, cet endroit à la fois sinistre et réconfortant est l’unique salut à la tombée de la nuit.
Pour sa relative stabilité et son immense potentiel économique, l’Afrique du Sud est, depuis le retour de la démocratie post-apartheid en 1994, une destination de choix pour les habitants du continent africain. Annuellement, en moyenne 50 000 demandeurs d’asile foulent le sol du pays en quête de jours meilleurs. Par avion, par autobus ou à pied, ces réfugiés viennent d’aussi loin que du Congo, de la Somalie et de l’Éthiopie. Parfois même du Bangladesh et du Pakistan. Âgés en moyenne de 18 à 35 ans, ces hommes, pour la plupart, fuient les affres de la violence et la torture engendrées par la guerre. Si certains privilégient les grandes villes, plus faciles à intégrer, d’autres préfèrent la campagne, où ils peuvent espérer travailler sur des fermes.
À ces demandeurs d’asile, qui verront leur dossier évalué selon les critères du droit international, s’ajoutent des centaines de milliers de migrants clandestins qui ne chercheront pas à régulariser leur situation. Selon le Home Affairs (le ministère de l’Intérieur), environ 260 000 immigrants illégaux ont été déportés entre avril 2006 et mars 2007. Ces clandestins sont des migrants économiques principalement issus des États en difficulté voisins, soit le Zimbabwe, le Mozambique et le Malawi. Plusieurs d’entre eux gardent espoir de rentrer à la maison quand les choses iront mieux. Vendeurs, gardiens de nuit, laveurs de voitures, domestiques: peu importent les papiers, le but est de travailler. Et souvent à n’importe quel prix.
Comme il est difficile de chiffrer avec exactitude la quantité de migrants clandestins qui vivent en Afrique du Sud, les autorités ne tiennent compte que des statistiques officielles provenant des demandes d’asile. «Comme le nombre ne paraît pas si élevé aux yeux des autorités, ils ne voient pas la nécessité d’installer un camp de réfugiés», note Emmanuel Ngenzi Nyarakashi, militant de longue date des droits de l’homme. «Si tu traverses, c’est à toi de te débrouiller pour trouver de l’aide.» Basée à Johannesburg, son ONG, Refugees Ministries Centre, est un genre de centre service-conseil pour les nouveaux arrivants qui, bien souvent, sont victimes d’abus parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits. Dans cette métropole économique, avec un peu de sous et des contacts, les étrangers peuvent espérer se trouver une place avec des dizaines d’autres migrants dans des deux-pièces aux alentours de Park Station ou dans les quartiers chauds de Hillbrow ou Yeoville. Les moins chanceux échoueront dans l’un des rares refuges du centre-ville jadis prospère, aujourd’hui déserté par l’argent et la haute société.
L’enfer des sans-papiers
Dans l’obscurité quasi totale de l’église méthodiste, Alpha Zhou, un Zimbabwéen dans la quarantaine qui donne un coup de main aux personnes venues trouver refuge, se fraie tranquillement un chemin dans la foule. Sur son passage, la faible lumière de son téléphone cellulaire éclaire brièvement des mines basses et des regards effarés. À l’étage, tout au fond du couloir, se trouve le bureau de l’évêque Paul Verryn, qui, depuis une vingtaine d’années, accueille dans son lieu de culte les sans-abri de Johannesburg. Depuis quatre ans, ses murs abritent surtout des sans-papiers et demandeurs d’asile de toutes provenances, mais surtout du Zimbabwe, qui n’ont nulle part où aller.
La porte se referme sur la foule bruyante qui attend patiemment en file une audience avec Monseigneur Verryn. Lors de ces consultations, qui s’étirent parfois jusqu’à quatre heures du matin, l’évêque tentera d’apposer un baume sur les différents maux des nouveaux venus. Car sitôt arrivés, ceux-ci doivent affronter le pire: la faim, la maladie, le chômage, lié au problème de reconnaissance des diplômes et des compétences. Et la xénophobie, qui reste encore à combattre. Un mal que certains qualifient de «nouvel apartheid». «Les Sud-africains croient que [les migrants] sont ici pour voler des jobs», soutient Monseigneur Verryn. «Mais c’est tout le contraire. Parce qu’ils sont doués et débrouillards, ils créent plutôt de l’emploi et contribuent au développement de la nation.» Ordonné prêtre à 21 ans, Paul Verryn est l’un des rares blancs à avoir jamais pu habiter le township de Soweto. Il y est arrivé en 1984, en plein apartheid, où sa maison est devenue un refuge pour de jeunes militants recherchés par la police.
En janvier dernier, des centaines de policiers armés et leurs chiens ont investi les lieux de force, répandant du gaz lacrymogène. Ils étaient à la recherche de criminels. Résultat? Quelque 1000 arrestations. Selon plusieurs organismes de défense des droits de la personne, qui ont dénoncé la violence de l’intervention, certains immigrants ont été sauvagement battus à coup de pieds avant d’être coffrés. «C’était humiliant, criminel, irrespectueux. Fasciste serait un mot plus approprié», lance en colère Paul Verryn, qui a lui aussi été brutalisé lors du raid.
Selon lui, les soupçons de la police était non fondés. «Je ne nie pas le fait que des criminels puissent effectivement vivre en nos murs. Mais penser que nous sommes tous des [bandits] mine l’intégrité de notre travail en plus de traumatiser et de mettre en danger nos pensionnaires», affirme-t-il. Il croit néanmoins que cette infortune a contribué à ouvrir le dialogue. Devant une série de plaintes de migrants, un juge de la Haute Cour de justice de Johannesburg a fait libérer la plupart des détenus et leur a présenté ses excuses.
Pas facile d’être demandeur d’asile
Certes, un migrant économique sans papiers, qui vit et travaille au noir, peinera toujours davantage à faire respecter ses droits. Pour l’évêque Verryn, c’est une question de définition. «L’ONU a tort de faire la distinction entre réfugiés économiques et politiques», dit-il. À l’origine d’une crise économique, il peut y avoir un problème politique, croit-il, en évoquant la dictature de Robert Mugabe au Zimbabwe. N’empêche, devenir admissible au statut de réfugié et ainsi obtenir une protection du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU ne signifie pas pour autant filer le parfait bonheur.
Le plus récent rapport du Consortium pour les réfugiés et les migrants en Afrique du Sud (CRMSA) qui fait état des conditions de vie des demandeurs d’asile dans ce pays a révélé que l’un de leurs plus grands problèmes est l’accès aux soins de santé, auquel s’ajoute celui de l’insécurité. Des descentes de police sont souvent organisées aux alentours de Park Station à Johannesburg, là où travaillent un bon nombre de clandestins et d’aspirants au statut de réfugié. Même avec un permis de séjour provisoire délivré à tout demandeur d’asile en attente d’une décision, on peut avoir des ennuis. Ike, un jeune Zimbabwéen chercheur en politique et économie à l’université, s’est fait déchirer le sien par des policiers frondeurs. Ce résident de Johannesburg est persuadé qu’il a été victime de xénophobie. «[Les policiers] ne savaient même pas lire! Ils se sont sentis menacés», lance le jeune homme qui cherche à régulariser sa situation depuis plusieurs mois.
Avec plus de 100 000 demandes en attente de traitement, d’après les chiffres du HCR parus dans le rapport du CRMSA, le pays traîne dangereusement de la patte. «L’Afrique du Sud possède l’une des meilleures législations en matière d’asile, mais le Home Affairs demeure incapable de l’appliquer», souligne Michael Gallagher du Jesuit refugees service (JRS). «Il y a une véritable culture de non-performance, c’est la pire des bureaucraties», assène-t-il. Sur les 53 000 demandes d’asile déposées en 2006, seulement 5000 ont pu être traitées, desquelles à peine 800 ont été acceptées. Certains, parmi ceux qui ont vu leur demande rejetée, iront en appel, ce qui aura pour effet d’engorger davantage le système. Redoublant d’efforts, le HCR a ouvert de nouveaux bureaux et engagé du personnel pour accélérer le traitement.
Lenteur, incompétence, ratés. Dans sa petite église du centre-ville de Johannesburg, Monseigneur Verryn soupire. L’amélioration des conditions de vie de ses pensionnaires mettra du temps. Il s’accroche aux rares moments de grâce qu’il y vit parfois. Comme cet accouchement dans les toilettes de l’église, auquel il a assisté dans l’obscurité la plus totale. L’évêque n’avait même pas de quoi couper le cordon ombilical. Le petit garçon porte désormais son nom. «Cet endroit peut vibrer d’énergie. C’est un privilège de voir les gamins jouer dans ce building. Peut-on vraiment douter que le travail qu’on fait ici n’est pas essentiel pour l’avenir de ces enfants?»
– Notre journaliste a séjourné en Afrique du Sud grâce à une bourse de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).
– Demain: La frontière nord, point chaud de la vague migratoire zimbabwéenne.
Source: http://www.ledevoir.com