L’Express du 04/10/2004
MBA
Le diktat des classements
Source : http://www.lexpress.fr/
par Jacques Trentesaux
Sur le marché des business schools, les palmarès internationaux dictent leur loi. Accusés d’être réducteurs et de faire la part trop belle au modèle pédagogique anglo-saxon, ils sont de plus en plus critiqués
Ce fut un bien beau mariage… d’intérêt. Le 16 juillet dernier, l’Edhec convolait en justes noces avec Theseus, un institut de formation continue pour cadres dirigeants, situé à Sophia-Antipolis. Dans la corbeille, l’ambitieuse école de management lilloise mettait toute sa puissance de feu: 4 000 étudiants, 230 salariés, dont 145 professeurs, et 27 millions d’euros de budget. Theseus, lui, apportait une renommée internationale dans le domaine de la technologie et – surtout – la présence de son joyau, son master of business administration (MBA), dans le Top 100 mondial du Financial Times. Qu’importe la modestie du rang (98e)! L’occasion était trop belle pour l’Edhec. «Le rachat de la marque Theseus est une opération stratégique majeure, explique Olivier Oger, directeur général. Sans cela, nous aurions mis bien plus de temps à intégrer les classements internationaux.»
Le MBA d’HEC n’était l’an dernier que 53e dans le classement mondial du Financial Times.
Sur le marché ultracompétitif des MBA, les classements – ou rankings pour les initiés – surtout publiés par de grands journaux anglo-saxons, dictent plus que jamais leur loi. Y figurer, c’est rejoindre le gotha des meilleures business schools au monde et séduire les plus brillants cerveaux, attirés par cette formation à la direction d’entreprise fort prisée. Un objectif primordial pour Olivier Oger: «Qu’on le veuille ou non, les classements font le marché. Eux seuls permettent à une école d’acquérir une visibilité internationale.» Bernard Ramanantsoa, directeur d’HEC, ne le contredira pas. Lui aussi a lancé son école dans la course mondiale. Sans états d’âme. «Tous les rankings ont des défauts, admet-il. Mais on ne peut pas faire sans. Mon objectif est de figurer de façon stable parmi les cinq premières écoles européennes dans tous les grands classements. Etre bien classé en Europe est la seule façon d’obliger les Etats-Unis à vous regarder.»
«Tous les rankings ont des défauts, mais on ne peut pas faire sans»
Le défi est de taille. Car les écoles françaises – l’Insead mis à part – sont toutes très mal notées dans ces palmarès. Quand seulement elles y apparaissent! Dans celui du Financial Times, l’un des plus réputés, le MBA d’HEC n’était situé qu’à la… 53e position mondiale l’année dernière. Un rang qui intrigue et ne semble pas refléter la qualité de la formation. Le thermomètre aurait-il des ratés? De plus en plus d’écoles le pensent. Et remettent ouvertement en question ces rankings, qu’elles estiment injustes, peu fiables et excessivement réducteurs. «Parler de classement international est un abus de langage, assène tout de go Nicolas Mottis, directeur de l’Essec. Il s’agit en fait de classements anglo-saxons qui font la part belle aux écoles américaines ou anglaises.» Derrière cette accusation se glisse un reproche de fond: l’incapacité de ces palmarès à intégrer des modèles de formation différents des standards américains (c’est-à-dire un MBA de deux ans ouvert à des salariés de 26-27 ans ayant de trois à cinq ans d’expérience). Si l’Essec, par exemple, ne figure dans aucun classement, c’est parce qu’elle s’est positionnée comme un MBA intégré à la grande école et, donc, accessible à des étudiants sans expérience professionnelle préalable. C’est aussi faute d’entrer dans le moule du MBA anglo-saxon que les grandes universités allemandes ou asiatiques brillent par leur absence.
Les critères d’établissement des classements focalisent les critiques. L’un d’eux – le gain salarial réalisé trois ans après le diplôme – avantage les MBA spécialisés dans la finance, comme ceux de Columbia ou de l’université de Chicago, puisque ce secteur offre les plus gros salaires. Certains classements comptabilisent les publications scientifiques des professeurs de MBA pour estimer la qualité des programmes. Or rien ne garantit qu’un bon chercheur soit un excellent pédagogue. Le niveau d’anglais exigé, mesuré par un test international – le Gmat – favorisera toujours, quoi qu’on dise, les étudiants anglophones. Enfin, le degré de satisfaction des anciens, qui sert parfois de critère, comporte un sérieux hic: ceux-ci ont tout intérêt, pour la suite de leur carrière, à être dithyrambiques afin que leur MBA monte dans les rankings. La multiplication des classements renforce l’irritation, ne serait-ce que parce que les journaux ne disposent pas toujours des moyens de leurs ambitions. «Tous les classements n’ont pas fait la preuve de leur fiabilité», avertit Olivier Oger, qui n’est pas près d’oublier ce palmarès récent d’un newsmagazine français où figurait un MBA… n’ayant jamais ouvert.
Bien sûr, il ne s’agit pas de jeter les rankings aux orties. «Ils sont primordiaux pour les recruteurs comme pour les étudiants, assure John Monahan, directeur du MBA Institute. D’autant plus qu’il y a beaucoup d’abus, puisque le MBA n’est qu’un label, libre d’utilisation.» A la tête de son école franco-américaine, il forme en quatre ans des étudiants pour qu’ils accèdent, après deux années de vie professionnelle, aux meilleurs MBA mondiaux. Soit aux 25 premiers classés par trois grands journaux américains (Business Week, The Wall Street Journal et US News and World Report). Ni plus ni moins. «Et tant pis si on me taxe d’élitisme ou d’américanisme!» lance John Monahan. Mais une chose est d’offrir des repères; une autre d’imposer sa loi. «Ce qui me gêne, déplore Nicolas Mottis, c’est quand on me dit que mon programme n’est pas bon parce qu’il n’apparaît pas dans les rankings.»
«Je rejette l’idée qu’il n’existerait un seul n° 1»
Il est aussi permis de s’interroger sur l’impact des classements lorsqu’on constate que l’obsession d’y figurer est telle qu’elle pousse les écoles au formatage absolu. Avec, en perspective, le risque d’un clonage de l’élite économique mondiale. Pour être présente dans les rankings internationaux, l’université de Saint-Gall, située en Suisse alémanique, vient ainsi de décider de lancer un MBA 100% anglais à compter du 1er janvier 2005. Dommage pour la langue de Goethe! «Participer à la course au classement, c’est être comme un pilote qui passerait son temps à regarder le compteur de vitesse plutôt que la route, analyse Stéphan Bourcieu, directeur du MBA d’Audencia, à Nantes. Pour moi, entrer dans ces palmarès n’est pas une finalité en soi, mais, éventuellement, la conséquence d’une stratégie.» Celle qu’il déploie tient en un mot: la différenciation. Audencia propose, par exemple, un service original de suivi pédagogique à ses anciens, grâce à des mises à jour de formations accessibles via Internet. Mais combien d’écoles osent vraiment se différencier?
Dans le petit milieu des business schools, la fronde anti-classement enfle. Fait notable, elle ne se limite pas aux seuls exclus des palmarès, qu’on pourrait estimer mauvais joueurs. Au printemps dernier, deux américaines habituées des podiums, les prestigieuses universités Harvard et Wharton, ont décidé de ne plus communiquer aux journalistes les coordonnées de leurs anciens élèves de MBA. Leur principale raison? Une opposition de fond au principe même de classement. «Je rejette fermement l’idée selon laquelle il existerait un seul n° 1, expliqua Patrick Harker, directeur de Wharton. J’estime que plusieurs écoles sont uniques en leur genre.» David Lampe, porte-parole de Harvard, renchérissait: «Les rankings donnent l’illusion que toutes les écoles et tous les étudiants sont les mêmes.»
L’Insead n’a pas hésité, lui non plus, à monter au créneau cette année. L’objet du litige? Son absence dans le Top 50 du classement mondial 2003 du Wall Street Journal. «La méthodologie utilisée consistait surtout à recueillir l’avis de recruteurs sur les MBA, explique Nick Barniville, directeur de la communication. Mais, comme 80% des 2 000 personnes interrogées étaient américaines, nous étions nettement désavantagés.» L’argument fut partiellement entendu. Le 22 septembre, pour la parution de sa quatrième grande enquête, le puissant quotidien new-yorkais avait amendé sa méthode. Tout en lançant une innovation de taille: la publication simultanée de trois classements (national, régional et international) au lieu d’un seul, afin, pouvait-on lire, d’éviter les «apples and oranges comparisons» (c’est-à-dire de comparer les choux et les carottes). Une réponse qui a le mérite de l’honnêteté. Résultat: l’Insead montait d’un coup à la 12e place du classement international.
Pour contrer le diktat des rankings, plusieurs contre-feux ont été allumés récemment. Matt Symonds, organisateur du World MBA Tour, l’un des plus grands Salons itinérants consacrés aux MBA, tente de promouvoir une approche comparative. Sur le site Internet de sa société, les écoles sont rangées par groupes, depuis septembre, selon leurs points forts (l’ambiance de travail, la qualité de la pédagogie, le nombre d’étudiants étrangers…). «Ainsi, les étudiants peuvent choisir en fonction de leurs critères personnels», justifie-t-il. Nunzio Quacquarelli, éditeur du MBA Career Guide, a carrément choisi de publier ses différents classements thématiques des 20 meilleurs MBA… par ordre alphabétique. Un beau pied de nez aux rankings traditionnels! Quant aux «rebelles» Harvard et Wharton, elles travaillent à l’élaboration d’une base de données alternative sur les MBA avec une association professionnelle, le Graduate Management Admission Council.
L’heure de gloire des rankings serait-elle derrière eux? Rien n’est moins sûr. Mais ces coups de canif à leur omnipotence augurent d’une prise de distance assez saine. Pour éviter d’en devenir totalement esclave, les avis ne manquent pas: comparez tous les classements, ne négligez pas les accréditations internationales – qui garantissent un niveau pédagogique plancher – interrogez les professeurs, visitez les campus… Eamonn Walsh, directeur de la Smurfit School of Business, à Dublin, résume joliment le débat: «Les classements? Aimez-les et quittez-les!» («Love them and leave them!») Un conseil de sage.