La marque Sciences po à l’épreuve de la révolution Descoings

La marque Sciences po à l’épreuve de la révolution Descoings

Sous l’impulsion de son très médiatique directeur, l’école de la rue Saint-Guillaume, à Paris, est à la pointe de la transformation du paysage universitaire français. Au risque d’y perdre son âme selon certains. Délocalisation, ouverture aux lycéens des zones défavorisées, aux étudiants étrangers, multiplication des masters, que recouvre désormais la « marque » Sciences po ?

C’est devenu une sorte de gimmick : impossible de débattre sur l’enseignement supérieur sans faire, tôt ou tard, référence à Sciences po. Scolarité, financement, gouvernance, ouverture sociale et internationale, l’institut est à tous les grands carrefours, cité comme exemple ou contre-exemple. L’IEP, nouvel arbitre des élégances universitaires ? « En expérimentation perpétuelle, Sciences po est devenu le miroir grossissant de la transformation du paysage universitaire français », estime Nonna Mayer, présidente de l’Association française de science politique.

Ce qui est sûr, c’est que la vieille dame du 27, rue Saint-Guillaume a fait du chemin. Et qu’aucun diplômé d’une promotion antérieure à 2000 ne peut reconnaître aujourd’hui sa chère école. « Cela n’a plus rien à voir ! » confirme le politologue Zaki Laïdi, directeur de recherche et professeur à l’IEP après y avoir été étudiant. Plus de vestiaire dans la « Péniche », le hall d’entrée historique, plus d’appariteurs affairés… Disparue, cette atmosphère de « club » aux rituels bégayés de génération en génération. A leur place, une ambiance « université de Vincennes », tags aux murs, permanences syndicales et stands de gâteaux maison compris. Mais le grand chambardement est ailleurs, en profondeur.

La signalétique des lieux – tout en anglais ! -fournit un premier indice dont l’explication est vite trouvée sur le site Internet de l’institut. Une usine à gaz qui témoigne à la fois de l’explosion de ses « territoires », de la multiplication de ses filières et de l’ambition internationale de cette institution on ne peut plus française, mais qui compte aujourd’hui déjà 40 % d’élèves étrangers. « Et ce n’est pas fini ! », assure son jeune directeur des études et de la scolarité, Hervé Crès. L’ancien élève découvre là une géographie intellectuelle, humaine et immobilière radicalement nouvelle, sans pour autant pouvoir en obtenir une carte bien précise : objet singulier dans l’univers de l’enseignement supérieur, la galaxie Sciences po est en évolution permanente…

De Sciences po, on perçoit généralement les « coups » de son très médiatique directeur, Richard Descoings, depuis quatorze ans à la manoeuvre et jamais en mal d’innovations. Un homme adulé ou contesté, qui a en tout cas cassé bien des habitudes rue Saint-Guillaume : « Richard gère l’IEP en entrepreneur », affirme Michel Pébereau, le patron de BNP Paribas, qui préside depuis vingt-deux ans le conseil de direction de l’institut. « Il se comporte en homme politique en jouant la proximité avec les élèves », ajoute le responsable d’un syndicat étudiant, « mais en matière de concertation, il est plus près de Frédéric II que d’Angela Merkel ! »

Gouvernance manageriale
Du maelström de réformes qui, depuis la fin des années 1990, a « plongé les équipes Descoings dans un état proche du "burn-out "», selon un de ses anciens proches collaborateurs, émergent de petites révolutions. Sciences po a été à l’avant-garde en France en se calant très vite sur la norme européenne LMD (licence, maîtrise, doctorat). Le cursus du diplôme de Sciences po se fait maintenant en cinq ans, contre trois auparavant, et l’IEP vient de normaliser sa filière au niveau international en créant un « bachelor » en fin d’une troisième année d’études qui s’effectue désormais pour tout le monde à l’étranger, en stage ou dans une des 350 universités partenaires de l’institut. « C’est ma plus grande fierté », affirme son directeur.

Fer de lance de la lutte contre le biais social favorisant les classes privilégiées, Sciences po a d’autre part imposé la diversification de ses recrutements. La fameuse ouverture à des lycéens des zones d’éducation prioritaire de banlieue a fait un tabac dans les médias et fait référence aujourd’hui encore : « C’est là que le monde a compris que quelque chose se passait à Sciences po ! », rappelle-t-on à l’institut. Elle s’est accompagnée d’une large ouverture aux étudiants étrangers et d’un nouveau concours d’entrée, moins « discriminant ». La massification des effectifs a logiquement suivi, les promotions passant de 300 à… 1.300, et bientôt 10.000 élèves, au total, offrant à l’IEP une grande variété de profils. « Une masse critique comparable à celle de Yale ou Princeton », observe Hervé Crès. Dans le même temps, l’institut s’est rendu beaucoup plus autonome sur le plan financier : appels de fonds, sponsoring (il existe même une « chaire Microsoft ») et surtout, envolée des droits d’inscription – jusqu’à 12.000 euros par an, un coût tempéré par un système de bourses -lui assurent « des moyens hors de proportion par rapport aux autres universités pour les étudiants et les enseignants », reconnaît un professeur. La multiplication des masters sur des terres nouvelles (droit, communication, journalisme…), leur transformation actuelle en véritables écoles autonomes, en contact étroit avec le monde professionnel, la mise en place de doubles cursus (avec Paris-I, Paris-IV, Paris-VI, HEC, Polytechnique, l’Ensae, la LSE, Columbia, Tokyo ou la Chine), le recentrage des locaux parisiens sur le 7 e arrondissement ou la création de six campus décentralisés en province pour le collège du premier cycle (voir ci-contre), complètent le décor.

Le Sciences po de 2010 ne correspond plus, en tout cas, à sa caricature de grande antichambre de l’ENA. Ce renouveau à base d’ « efficacité », « d’esprit plus que conquérant », doit bien sûr à l’entregent de son directeur « qui dispose d’un des meilleurs réseaux en France ». Mais la médaille a son revers : les réformes permanentes et tous azimuts ont fait de l’école « une gigantesque machine », s’inquiète-t-on en interne. Beaucoup en perdent parfois le fil et critiquent tantôt cette expansion insatiable, tantôt une gouvernance trop managériale, ou la perte d’identité de l’institution. Dans ce contexte, les grains de sable sont stigmatisés : on entend parfois parler de « filières chômage », certains soulignent que les étudiants étrangers n’en ont pas toujours pour leur argent. Les employeurs, quant à eux, ne risquent-ils pas de s’y perdre un peu, peinant à distinguer ce que recouvre désormais la « marque » Sciences po ?

Pas assez d’universitaires « maison »
Tête chercheuse, la maison se cherche visiblement encore elle-même. « Nous souhaitons faire de Sciences po une université sélective et de recherche », explique Richard Descoings. Traduction : une université différente des standards français, innovante et résolument lancée dans la compétition internationale. Avec pour modèle revendiqué la LSE (London School of Economics). Sorte de conjugaison de la grande école et de l’université, l’institut dispose d’une position unique, confortable, fruit d’un privilège : organisme mi-public mi-privé, son statut de « grand établissement » l’autorise à sélectionner ses élèves et lui garantit des financements confortables en levant librement ses droits de scolarité. Une version du « beurre et l’argent du beurre »… Ce côté « chouchou » de l’Etat agace des universités qui s’inquiètent de voir l’IEP marcher sur leurs plates-bandes. « C’est de la distorsion de concurrence ! » estime-t-on à Paris II-Assas. « On a un peu plus d’étudiants et on fait à peu près la même chose qu’eux, mais Sciences po reçoit 18 millions d’euros de plus de l’Etat chaque année, soit presque 100 millions tous les cinq ans ! » tempête Laurent Batsch, président de l’université Paris-Dauphine. Explication désabusée : « Les "Sciences po" sont à tous les étages de l’appareil d’Etat, de l’UMP et du PS, et sont tous redevables à leur école », lâche un responsable universitaire.

Rue Saint-Guillaume, on ne boude pas ces facilités permettant de cultiver une singularité qui, depuis Emile Boutmy et la fondation de l’Ecole libre des sciences politiques, semble faire partie de l’ADN maison. « Nous ne sommes ni une université à l’américaine (on n’a pas un grand corps professoral), ni à la française (on sélectionne), ni une grande école (on ne recrute pas que sur concours et notre taille est bien plus importante). Nous sommes donc un canard boiteux dans toutes les configurations ! » s’amuse Bruno Latour, directeur des études. Le cap reste donc original : un enseignement pluridisciplinaire d’humanités et de sciences sociales, « citoyen », « fondé sur la culture du doute », permettant aux étudiants de voir le monde « en relief ». « Il n’y a pas de formation spécialisée qui ne puisse s’ancrer dans les sciences sociales. Après, on peut tout ! » s’enflamme Richard Descoings.

Reste un handicap de taille pour cette université qui mise tant sur son recrutement international : la faiblesse de son corps académique. Sciences po ne compte en son sein qu’une soixantaine de professeurs des universités, contre environ 3.000 maîtres de conférences vacataires issus des milieux professionnels. Une situation qui nuit à son image à l’étranger et pose des problèmes de gouvernance : « Des pans entiers de l’enseignement à Sciences po n’ont pas d’universitaires en leur sein » ; « Ce sont des jeunes managers qui dirigent, or c’est la faculté qui doit être responsable de l’essentiel », confient deux poids lourds académiques de l’institut. La direction a senti le vent du boulet, mais réagit à sa manière. Pas question de revenir sur la prééminence des intervenants extérieurs, la spécialité maison. Mais un recrutement de 30 professeurs de haut vol, français et étrangers, est prévu d’ici à 2013, et la recherche de Sciences po (200 chercheurs, 9 centres, dont le Cevipof, le Ceri…) va être spectaculairement replacée au centre du système, suivant en cela une tendance mondiale. L’objectif est de mettre les chercheurs à l’enseignement. Une nouvelle petite révolution dans le microcosme. L’opération a pour nom barbare « Refondamentalisation », et Bruno Latour et Hervé Crès, universitaires de renom, semblent en être la caution autour de Richard Descoings. Vus de l’extérieur, ces soubresauts n’ont rien de dissuasifs. Les candidats à l’entrée sont toujours plus nombreux et le taux de sélectivité aussi fort, autour de 10 %.

DANIEL BASTIEN, Les Echos
09/03/10

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