Harvard : le « business » à bonne école
L’élite américaine du monde des affaires est passée sur ses bancs. Pionnière des « business schools », Harvard dispense un enseignement très particulier, fondé sur l’étude de cas pratiques, et délivre un MBA qui ouvre toutes les portes. A l’heure de la mondialisation, la brillante centenaire s’efforce à s’ouvrir davantage sur l’international, sans diluer son identité.
A cent ans, certains ont depuis longtemps disparu corps et biens. D’autres se sentent à l’aube d’une nouvelle jeunesse. Au moment de passer le cap de son premier siècle, la Harvard Business School (HBS), créée en 1908 par une poignée de professeurs de Boston, appartient sans conteste à la seconde catégorie. Certes, la concurrence n’a jamais été aussi rude sur le terrain des études supérieures, et la mondialisation menace le leadership d’une école prestigieuse mais symbole d’une Amérique moquée pour la déroute de ses géants de la finance ou critiquée pour la crise de son modèle social et économique. « Harvard peut-elle rester un centre d’excellence au niveau mondial à l’heure de la montée en puissance de l’Inde ou de la Chine ? », va jusqu’à s’interroger Krishna Palepu, un de ses professeurs, en soulignant que les Anglais, les Italiens ou les Français savent bien que « l’Histoire n’a jamais été tendre avec les universités des grandes puissantes déclinantes ».
Une sélection exigeante
« Le monde change, mais nous réussirons en restant nous-mêmes », répond, sûr de lui, Jay Light, le doyen de la « business school », une des dix « facultés » appartenant à l’université d’Harvard, qui au-delà des « businessmen » forme aussi bien des avocats que des médecins, des fonctionnaires, des ingénieurs, des théologiens, des architectes ou d’autres professions via ses différentes écoles (Harvard Law School, Harvard Medical School, Harvard Kennedy School of Governement…).
Si cette pionnière des « business schools » reste confiante, c’est que, depuis cent ans, sa recette marche. Et très bien. Une part majeure des capitalistes et même des politiques qui comptent en Amérique ont passé deux années sur ce campus au charme très « british », le long de la Charles River. De Jeff Immelt, le patron de General Electric, à Michael Bloomberg, maire de New York et fondateur de l’agence Bloomberg, en passant par Jamie Dimon (JP Morgan), Rick Wagoner (General Motors), Meg Whitman (ex-eBay aujourd’hui conseillère du candidat républicain John McCain), Mitt Romney (candidat malheureux à l’investiture républicaine) ou Henry « Hank » Paulson (ancien de Goldman Sachs aujourd’hui secrétaire au Trésor), sans oublier George W. Bush, le premier président des Etats-Unis titulaire d’un MBA, ce sont bien des poids lourds qui ont fait leurs premières armes dans une version « made in USA » d’un mélange d’HEC et d’ENA. En définitive, à part Bill Gates (Microsoft), qui n’a même pas fini ses études au collège d’Harvard (premières années universitaires), et le légendaire investisseur Warren Buffett, qui a échoué au concours d’entrée à la Harvard Business School, ceux qui, en Amérique, comptent dans le monde économique sont plus que souvent estampillés « HBS ».
Dès leur admission – à vingt-sept ans en moyenne -, ces futurs « boss » ne sont déjà pas des étudiants comme les autres. Les grandes écoles françaises forment souvent des jeunes sans expérience professionnelle ; pas HBS, où l’étudiant typique dispose à la fois d’un premier diplôme universitaire et d’un parcours professionnel de trois ou quatre ans. La principale raison du succès de HBS réside d’ailleurs là : les 900 jeunes gens et jeunes femmes admis chaque année sont des têtes bien remplies ayant fait leurs preuves sur les bancs des facultés comme dans les entreprises. On n’entre pas ici par hasard. « Chaque année, je fais bien plus de malheureux que d’heureux, mais le bonheur des reçus compense la déception des recalés », plaisanteDeirdre Leopold, la responsable des admissions pour le MBA, qui aura traité cette année 9.600 dossiers. Plus de 90 % des sélectionnés choisissent de venir effectivement à Harvard, contre à peine 60 % dans d’autres écoles de commerce. On ne dit pas non à HBS, même si l’année scolaire coûte près de 45.000 dollars, et même plus de 70.000 dollars en incluant l’internat, car 80 % des étudiants – les célibataires – vivent sur le campus. Mais faire HBS est un investissement et, surtout, « les critères financiers n’entrent pas en ligne de compte pour l’admission », explique Deirdre Leopold. Une fois l’obstacle franchi, 40 % des inscrits obtiendront une bourse.
Les beaux salaires des jeunes diplômés
De toutes les façons, rembourser ses dettes est rarement un problème. Une fois leur MBA en poche, les jeunes diplômés touchent un premier salaire médian annuel de 116.000 dollars. La finance propose même un « bonus d’embauche » de 40.000 dollars ! « Pour ceux qui veulent travailler dans des organisations non gouvernementales ou des associations incapables d’offrir de tels salaires, nous avons un programme qui, pendant deux ans, compense en partie leur manque à gagner en termes de rémunération », explique Kasturi Rangan, un professeur qui se bat avec succès pour que les diplômés n’aient pas que l’argent comme motivation. Chaque année, les anciens d’Harvard versent de généreux dons à leur université. Ainsi, ont-ils rendu HBS très riche puisque les caisses de la faculté contiennent 2,8 milliards de dollars. Cet argent génère des produits financiers consacrés à la formation, à l’attribution de bourses ou à des programmes tels que celui du professeur Rangan.
S’ils sont si courtisés, c’est que pendant deux ans les étudiants d’Harvard reçoivent un enseignement très particulier. Ici, pas de cours magistraux. HBS n’a qu’un mode d’apprentissage : le « business case ». En deux ans, les élèves répartis en dix groupes de 90, étudieront ainsi plus de 600 de ces « cas » basés sur l’expérience réelle des grandes entreprises. « Comment Shell s’est implanté au Nigeria », « Comment le Japon a dominé le marché du fax », « Comment la Californie s’est lancée dans le vin »… Des exemples sur lesquels les étudiants plancheront en petits groupes avant d’en débattre à l’occasion de cours menés tambour battant par des professeurs-animateurs dans des amphithéâtres sans fenêtre. Car, ici, l’étudiant ne doit pas se taire, il doit apprendre à défendre un point de vue. La participation est clef. A Harvard, on a l’habitude de dire : « Si un Einstein se tait, il ne peut avoir la moyenne. »
« Le «business case» est un outil formidable. Nous ne sommes pas là pour former les meilleurs comptables ou les champions du marketing, mais les meilleurs généralistes. Des leaders pour des occasions que nous ne pouvons même pas encore prévoir », explique Nancy Koehn, historienne et professeur à HBS depuis 1991. « Il faut apprendre à se poser les bonnes questions, à faire le tri, à écouter, à décider et à convaincre », précise Jay Light. Les enseignants en mathématiques sont convaincus qu’il n’existe qu’une seule réponse, mais, dans la vie des affaires, le plus important est de rester pragmatique et flexible. « En général, les étudiants s’endorment pendant les cours. Pas ici ! », plaide Vicky Sato, ancienne de l’industrie biotech qui, en 2005, a préféré revenir vers l’enseignement à Harvard. « Plutôt que de partir comme retraitée à la plage ou à Paris, je veux donner à des scientifiques le goût et les habitudes du monde des affaires », explique cette professeure spécialisée dans la gestion des processus d’innovation. Car, à Harvard, on veut former des leaders pour tous les secteurs et surtout donner le goût d’entreprendre. « Quinze ans après être sortis d’ici, plus de la moitié de nos anciens ont soit créé, soit repris une entreprise », souligne Michael Roberts, chargé d’inculquer l’esprit entrepreneurial aux différentes promotions.
A l’heure de la mondialisation, Harvard est cependant consciente que l’université ne peut vivre repliée sur elle-même. Même si elle a déjà formé de grands patrons internationaux (sir Martin Sorrell, de WPP, Ratan Tata, du groupe indien éponyme, Pierre Gadonneix, PDG d’EDF), HBS entend donc s’ouvrir davantage sur le monde. Certaines de ses rivales ont décidé de se délocaliser en inaugurant des campus en Chine, à Singapour ou dans les pays du Golfe. Pas elle. « Nous n’allons pas créer d’autres campus », assure Jay Light. « Notre challenge n’est pas d’attirer des étudiants du monde entier. Notre challenge est de leur donner d’ici un enseignement valable pour le monde entier », explique Krishna Palepu, reflet vivant d’une faculté comptant plus de 70 nationalités et un tiers d’étudiants et de professeurs sans passeport américain.
Bureaux de recherche à l’étranger
Pour ne pas être qu’une simple machine formant de futurs PDG à l’américaine, HBS a du coup ouvert des bureaux de recherche qui, à Paris, Tokyo, Bombay ou dans la Silicon Valley, accueillent chaque année des professeurs venus de Boston. Là, avec l’appui de véritables professionnels, ils pourront plonger dans le coeur des entreprises locales pour préparer des « business cases » reflétant la diversité d’un monde qui change. « Nous sommes comme les Beatles, on écrit les paroles de nos chansons. On raconte des réussites comme des échecs réels dont nos étudiants pourront tirer des leçons », explique Nancy Koehn. « L’an dernier, plus de 50 % de nos professeurs ont écrit de nouveaux cas comportant une dimension internationale », remarque de son côté Krishna Palepu. « C’est comme cela que nous nous internationalisons en restant nous-mêmes. Nous devons vivre la globalisation comme une opportunité. Pas comme une menace. L’Histoire nous a appris que ne rien faire était dangereux, mais que mal faire l’était encore plus », poursuit-il.
« Nous voulons être les meilleurs, pas les plus grands », promet Jay Light. « Nous n’allons pas accélérer notre croissance car la clef reste la qualité du personnel enseignant et on ne forme pas du jour au lendemain de bons professeurs », explique l’ancien enseignant à la tête d’une équipe de 200 professeurs dont un certain Thierry Breton, ancien ministre et patron (Thomson, France Télécom).
En 1908, lors de la création de la Harvard Business School, les fondateurs s’étaient donné cinq ans pour expérimenter cette école d’un nouveau genre. Cent ans plus tard, l’expérience a bien marché.
Source
http://www.lesechos.fr/info/enquete/4736562.htm
DAVID BARROUXNOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À BOSTON (MASSACHUSETTS)