Immigration – Des sans-papiers condamnés avant d’être jugés
Source : Le parisien
09/02/2005
«C’EST UNE PARODIE de justice ! » Les avocats qui assistaient hier matin à une séance du tribunal administratif de Paris étaient ébahis : sept des dix sans-papiers pour qui cette audience était l’ultime recours avant d’être reconduits à la frontière ont vu leur demande rejetée… et ce bien avant que leurs avocats ne défendent et ne plaident leur cause devant le juge. Ce matin-là, comme à leur habitude, M e s Fabien Ndoumou, Aminata Nianghane et Irène Terrel se rendaient au tribunal pour défendre la cause de leurs clients.
« En salle d’audience, quelques minutes avant que la séance ne débute,
j’ouvre le dossier de mon client que m’avait confié le greffier, raconte M e Irène Terrel. C’est alors que je tombe sur les feuilles contenant le jugement : il y était inscrit noir sur blanc que sa requête était rejetée. »
Une main maladroite avait glissé dans les dossiers de chaque sans-papiers le jugement qui aurait été rédigé plusieurs jours avant par le président du tribunal. Sur ces feuilles que nous avons pu examiner, on peut lire la décision écrite à la main de refus d’annulation des arrêtés de
reconduite à la frontière, précédée de longs paragraphes qui motivent le
jugement.
« Une pratique courante »
Indignés, les trois avocats ont interpellé en pleine audience le président présumé auteur de ces jugements. « Nous demandons l’annulation de la procédure, s’exclame M e Nboemou en agitant les feuilles compromettantes qui préjugeaient trois de ses cinq clients. Nous avons la preuve que vous aviez déjà pris votre décision, c’est une mascarade à laquelle nous refusons d’assister. »
Stoïque, le juge répond sans hausser le ton. « Ces documents sont-ils signés ou non ? demande-t-il. S’ils ne le sont pas, ils ne peuvent pas être considérés comme des décisions complètes. »
L’argument fait mouche car en bas du document, au lieu de la signature, seul le nom du juge est inscrit à la main. « On peut demander une expertise pour vérifier qu’il s’agit bien de votre écriture », riposte Me Terrel.
Un brouhaha envahit la salle, les trois quarts de l’assistance sortent. Jean, venu soutenir la cause d’un des sans-papiers qui aurait dû être jugé, refuse de sortir. « C’est écoeurant ! Tout ce décorum pour en arriver à du toc ! » lance-t-il avant d’être évacué par les policiers.
Le président finit par renvoyer les affaires défendues par les trois avocats. Outrée, Claude n’en croit pas ses oreilles. « J’étais venue apporter mon soutien à Moussa, membre de l’opposition démocratique en Guinée, résidant en France depuis 2001 avec toute sa famille, explique-t-elle. Comment après tout cela faire confiance à la justice ? »
Un avocat, venu pour une tout autre affaire, assiste à la scène sans vraiment s’étonner. « Rédiger à l’avance la quasi-totalité du jugement et ses motivations est une pratique courante ici et ailleurs, glisse-t-il. Mais le magistrat ne signe pas le document tant qu’il n’a pas entendu la défense au cas où un argument choc viendrait changer sa décision. » Pratique courante ou non, les avocats ont saisi l’Ordre des avocats avec l’intention de s’adresser à la Cour européenne de justice.
Géraldine Doutriaux
Le Parisien , mercredi 09 février 2005