L’Express du 24/01/2005
Ecoles-entreprises – Voisinage à risques
par Marie-Madeleine Sève
Apprentissage, cours sponsorisés, conventions d’études… Entre l’enseignement supérieur et les milieux économiques, les relations ne cessent de se développer. Un rapprochement profitable aux établissements, mais dont les conséquences font question
Travailler en bonne intelligence… Entre les grandes écoles et les entreprises, l’époque n’est plus aux préjugés et à la méfiance. D’autant qu’une obsession commune taraude ces deux mondes: séduire les meilleurs talents. Leur rapprochement prend toutefois une tournure singulière en raison du manque critique d’argent qui fragilise toutes les écoles. Aux prises avec une compétition féroce, celles-ci dépensent sans compter pour recruter les meilleurs enseignants-chercheurs ou décrocher l’une de ces accréditations internationales (Equis, AACSB…) offrant une visibilité incontestable. «Les besoins sont énormes, mais les moyens ne suivent pas, résume Jean-Pierre Boisivon, délégué général de l’Institut de l’entreprise. Les Etats-Unis dépensent deux ou trois fois plus que nous pour un étudiant.» La situation est suffisamment grave pour que Matignon commande une étude sur «l’avenir de l’enseignement supérieur privé français» au député Jérôme Chartier, dont les conclusions sont attendues en mars.
Gare aux entreprises recherchant seulement des effets d’image!
Pour résoudre ce problème financier, quoi de plus naturel pour des responsables d’école que d’approcher le milieu économique? En ouvrant grandes les portes des amphis aux entreprises en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Ou en organisant des fund raisings, ces levées de fonds à l’américaine auprès de généreux donateurs. L’Insead espère récolter 200 millions d’euros (!) avec sa deuxième campagne; l’Essec, qui s’est lancée dans cette voie en 2002, tente de recueillir 25 millions d’euros d’ici à 2007. Derrière ces initiatives spectaculaires, les liens entre grandes écoles et entreprises ont connu une évolution plus discrète… et intéressée. Si le rapprochement entre ces deux univers est pertinent – il aide à cerner l’évolution des compétences indispensables pour exercer les métiers de demain – l’imbrication des intérêts pose parfois question. Quel impact sur la qualité des programmes? Sur l’indépendance pédagogique? Voire sur la pérennité des cours sponsorisés par des firmes si celles-ci rencontrent des difficultés? Revue des principales zones sensibles.
Les chaires d’entreprise
La chaire «management et marketing de la distribution» d’Auchan est située dans un modeste bureau du campus de l’école Reims Management School. Sur la porte, un simple logo signale le rôle du distributeur. Auchan a pourtant investi la coquette somme de 670 000 € sur quatre ans dans cette structure d’études et de recherches. Depuis septembre 2002, trois personnes y travaillent, dont Adilson Borges, le professeur titulaire rémunéré par l’école mais affecté quatre jours par semaine à la chaire. «Nous soutenons ainsi des travaux de recherche pour actualiser et développer nos connaissances, explique Christine Guilleminot, responsable de la gestion des carrières d’Auchan en France. Nous voulons aussi montrer aux étudiants que nos métiers ont évolué et exigent un excellent niveau de management.»
L’engagement financier d’Auchan est hautement stratégique. Il lui donne accès à tous les travaux de la chaire et à son comité scientifique. Grand orchestrateur de ces activités, Adilson Borges peut se vanter d’avoir attiré des stars de la distribution comme conférenciers, telle Barbara Kahn, papesse du comportement des consommateurs à l’université américaine de Wharton. Ou d’avoir supervisé 14 publications scientifiques. Exemple: «L’utilisation de noms scientifiques dans le packaging de la grande consommation.» Dans la corbeille, Auchan apporte aussi l’appui de ses équipes de marketing et son réseau de magasins, disponible pour des études de terrain. Une aubaine pour les étudiants.
Depuis quatre à cinq ans, les chaires d’entreprise fleurissent dans les grandes écoles et drainent des fonds non négligeables (500 000 € en moyenne sur trois ans). L’Essec est en train de boucler son tour de table pour créer sa douzième chaire, consacrée à l’ «excellence alimentaire». Danone a déjà signé. Avantage pour l’industriel? Disposer de la primeur des résultats des travaux sur la nutrition et l’obésité. «Un atout précieux pour se démarquer de la concurrence», estime Philippe-Loïc Jacob, secrétaire général du groupe. Seul hic: toutes les chaires ne s’inscrivent pas dans la durée. Au risque de ne jouer qu’un rôle de prestataire de services et non de lieu de production de savoirs. Et de transformer le professeur en consultant haut de gamme. Quel serait alors le bénéfice pour la communauté scientifique, la réputation de l’école, le contenu des cours? Et l’intérêt pour l’étudiant?
Les fondations
Jean-Luc Allavena n’a aucun scrupule à quémander des fonds. Elu président de la fondation HEC en juillet 2003, le directeur général adjoint de Lagardère Média a pris son bâton de pèlerin pour collecter des capitaux auprès de particuliers ou d’entreprises, afin de financer les projets (recherches, bourses, innovation pédagogique, internationalisation) de la célèbre école de Jouy-en-Josas (Yvelines). Axa France s’est laissé convaincre en septembre 2003. Certes, le directeur général d’Axa est un ancien élève. Mais l’assureur a aussi vu tout l’intérêt de se rapprocher d’HEC. «Nous souhaitons améliorer notre image auprès des jeunes diplômés d’écoles de commerce, indique Christine Charrade, responsable du recrutement des cadres. Les métiers de l’assurance ne se limitent pas à l’actuaire. Ils comprennent aussi ceux de la finance, avec la gestion d’actifs et de patrimoine.»
L’équilibre réside dans une pédagogique discutée entre professeurs et professionnels
En échange d’une cotisation annuelle de 55 000 € pendant trois ans, Axa France bénéficie d’un accès privilégié aux étudiants et de contacts facilités avec l’école. L’assureur dispose, par exemple, d’un emplacement de choix au Carrefour HEC, le forum de l’école. Il peut aussi organiser des conférences sur le campus et informer les étudiants de ses stages via leur adresse électronique. Résultat: sept diplômés HEC sont devenus stagiaires en 2004, «avec une moindre dépense d’énergie», commente Christine Charrade. Axa France siège aussi au comité de recherche d’HEC, pèse sur les orientations pédagogiques, évalue des travaux d’enseignants… Depuis janvier, l’entreprise assure même un cours de la majeure finance sur «les outils financiers de l’assurance».
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater la montée en puissance des fondations. Polytechnique, Sciences po, Supélec et bientôt Saint-Cyr… ont la leur. L’université Paris-Dauphine réfléchit à la formule, qui lui permettrait «de financer des laboratoires et de développer des projets pédagogiques novateurs», explique Bernard de Montmorillon, son président. Toutes ne sont pas du même acabit: celle d’HEC héberge des chaires; les entreprises créent aussi les leurs, qui peuvent soutenir des projets de développement d’écoles. Autre explication de ce succès: le système est fiscalement très avantageux depuis 2003 (déduction des impôts de 60% du montant dans la limite de 0,5 du chiffre d’affaires). Il est donc plus facile de se lancer. Mais il faut que ce soit pour de bonnes raisons et que l’affectation des ressources et du capital garde le cap imposé. Gare aux entreprises recherchant seulement des effets d’image!
L’apprentissage
Tour Europlaza de la Défense, le 22 décembre 2004. Dans son bureau vitré, xxx xxxxx planche studieusement. A l’inverse de ses camarades de l’Institut supérieur d’électronique de Paris (Isep), cet élève ingénieur de 21 ans n’est pas en vacances. L’explication? Capgemini Telecom & Media l’a recruté en apprentissage pour deux ans. «Je me sens plus salarié qu’étudiant, explique-t-il. Je touche à la technique et au commercial, ce qui m’aidera à m’orienter.» Le statut d’apprenti offre à Eric d’autres avantages: l’exonération des frais de scolarité, ainsi qu’un salaire de 1 000 € brut.
Le coût de sa formation (13 650 € par an) est financé en partie par la taxe d’apprentissage, que les entreprises versent à l’Isep. Cet impôt, calculé sur la masse salariale, pèse de plus en plus lourd dans les budgets des écoles (34% à l’Isep, 18% à l’Essec). Sa singularité? Son affectation est libre! D’où une concurrence implacable entre écoles. D’autant que le «gâteau» à se partager (1,5 milliard d’euros) ne grossit pas. Les écoles tannent les entreprises à coups de lettres, d’entretiens téléphoniques, de courriels… Quand elles ne dérapent pas. «Elles bloquent tout accès à leur forum, à leurs amphithéâtres, à leurs conférences si on ne leur verse pas de taxe. C’est un vrai racket!» fulmine le directeur des ressources humaines d’un grand groupe.
Les entreprises n’hésitent pas, elles aussi, à user de la taxe pour obtenir quelques avantages en retour. Certaines posent carrément une option sur les meilleurs apprentis des plus grandes écoles. Quelques-uns, à l’instar de Capgemini Telecom & Media, veillent à répartir les versements entre de nombreuses écoles. «Nous renvoyons l’ascenseur à celles qui nous fournissent des ingénieurs, précise Christian Alessio, son DRH. Mais nous gardons une partie de la taxe pour d’autres écoles, que nous ne connaissons pas, afin de mieux les découvrir.» L’enjeu est aussi de s’assurer des recrutements diversifiés lorsque la reprise se fera sentir et que tous les employeurs s’arracheront les mêmes profils. Et d’éviter de refaire n’importe quoi, comme lors de la «bulle Internet» des années 1999-2001, lorsque des sociétés «préemptaient» des promotions entières d’élèves dès la deuxième année du cycle ingénieur, qui en comporte trois.
Les cours «sponsorisés»
Quels consommateurs vise-t-on? La cible stratégique n’est pas très claire, le message peu lisible.» Au rez-de-chaussée du campus de l’Essec, à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), la petite salle est pleine à craquer ce mardi 4 janvier. Une quarantaine de jeunes, serrés autour des tables, suivent le décryptage d’une pub télé sur l’alimentation canine. Mais le professeur n’est pas tout à fait comme les autres. Son vrai métier? Chef de groupe chez Procter & Gamble. Ce cours de marketing, très prisé des étudiants, comme le sont aussi ceux de L’Oréal ou d’Unilever, n’est autre que celui «parrainé» par le lessivier américain. «Ecouter un cadre opérationnel évoquer des cas concrets de lancement, la philosophie de l’entreprise ou ses méthodes m’intéresse», justifie Bérengère Loubatier, 22 ans, l’une des participantes.
Depuis cinq ans, Procter & Gamble envoie une douzaine de cadres parler de ses pratiques en matière de marketing, de vente et de finances. Au menu, un aperçu de ses théories sur le lancement des marques, illustré d’exemples puisés dans le groupe, mais aussi chez des concurrents. Le cours (trente heures en un trimestre) compte aussi pour une unité de valeur (UV). Les entreprises ont perçu tout l’intérêt de ces cours sponsorisés. Quoi de mieux pour nourrir ce «faisceau d’indices concordants» qui, selon Jean-Claude Le Grand, directeur du recrutement pour le groupe L’Oréal, signale les bons potentiels?
La société de services informatiques Sopra Group, elle, n’a pas hésité à investir 300 000 € sur trois ans pour bâtir un mastère spécialisé à l’Epita, une école d’ingénieurs en technologies informatiques. «Nous avons construit nous-mêmes les cours, les supports pédagogiques et nous participons à l’enseignement», commente Bruno Carrias, directeur du développement. Avant d’ajouter prudemment: «Nous avons veillé à ne pas fabriquer un cours commercial 100% Sopra. On aborde aussi toutes les technologies du marché.»
Le risque n’est jamais loin. «Il y a quatre ans, j’ai été démarché par mon ancienne école d’ingénieurs, raconte un DRH. Elle me vendait à un prix exorbitant un partenariat d’option de troisième année, avec intervention de nos cadres à la clef. En échange, l’école nous offrait un accès direct à la promo…» Le terme de cours «sponsorisé» hérisse d’ailleurs les écoles, qui se défendent d’être pieds et poings liés à une entreprise, ce qui desservirait l’étudiant, alors façonné par et pour un employeur. L’équilibre réside dans la construction pédagogique, discutée entre professeurs et professionnels de l’entreprise. Un équilibre fragile…
Les projets d’étudiants facturés
Supélec s’en est fait une spécialité. Les conventions d’études industrielles permettent à une entreprise de recourir aux compétences d’étudiants de dernière année pour préparer un projet maison, en échange d’un forfait de 10 000 €. La formule, concoctée dès 1980 par cette prestigieuse école d’ingénieurs, a été systématisée en 1997, au point de représenter près de 3% de son budget. Chaque année, 80 conventions sont signées à Supélec et mobilisent 200 élèves. Le campus vendrait-il la force de travail de ses étudiants? La direction s’en défend. «C’est plutôt de l’ordre du gagnant-gagnant, assure Yves Tanguy, directeur de la recherche et des relations industrielles. Réclamer un financement pousse les entreprises à proposer des thèmes qui leur importent vraiment. C’est une garantie de qualité.»
Supélec avance d’autres arguments pour justifier cette pratique. La validation préalable de l’intérêt pédagogique et de la faisabilité des projets prend du temps aux enseignants-chercheurs. C’est-à-dire de l’argent. L’école met aussi tous ses équipements à disposition, ce qui a un coût. «Le forfait financier est tout à fait justifié, estime Jean-Claude Bouillet, directeur chez Bouygues Télécom et partenaire de Supélec. Nous accédons à des connaissances techniques du meilleur niveau et bénéficions d’un gros travail de débroussaillage.» Les futurs ingénieurs, eux, ont la possibilité de fréquenter les laboratoires des entreprises, d’échanger avec des professionnels et de se faire connaître. La collaboration se conclut par un mémoire hautement confidentiel. Car les sujets relèvent de la stratégie d’entreprise.
L’idée fait florès au sein des écoles d’ingénieurs. A Rouen, l’Ecole supérieure d’ingénieurs en génie électrique (Esigelec) a instauré un «péage» de 750 € pour une petite entreprise et de 1 500 € pour un grand groupe, afin de participer aux «projets ingénieurs» de ses étudiants. Télécom INT songe aussi à établir une facturation. «Son montant sera mesuré, assure Christian Margaria, directeur. Sinon, nous nous engagerions à une obligation de résultats et les enseignants devraient prendre le relais si les étudiants n’y arrivent pas.» Un piège pour les écoles. Autre exigence pour ces dernières: veiller à ce que les entreprises restent des partenaires pédagogiques et ne se transforment pas en simples clients passant commande à bon compte. Là encore, la marge est étroite pour les écoles. Surtout quand les besoins financiers sont aussi criants.