Didier Acouetey, chasseur de têtes pour l’Afrique
Source : LE MONDE | 15.09.05 |
Clichés sur l’Afrique s’abstenir. Didier Acouetey est un Africain de Paris, mais il ne vit pas dans un squat : son bureau est sur les Champs-Elysées. Il ne porte pas de petit bonnet de laine, mais une cravate bleu roi et de discrètes lunettes. Il n’envoie pas de mandats à Abidjan, Bamako ou Dakar, mais des responsables marketing, des gestionnaires de ressources humaines, des chefs de produit. Depuis bientôt dix ans, il s’est installé sur un "segment" resté vierge en France : le conseil en recrutement d’Africains pour l’Afrique. Microsoft, Coca-Cola, France Télécom ou Alstom sont aujourd’hui les clients d’AfricSearch, le cabinet qu’il dirige.
Sa naissance à Lomé (Togo) voilà trente-six ans dans une famille de notables le destinait à une carrière d’héritier tropical. Mais il n’est pas rentré de Paris après ses études de commerce. Tout en démarrant une carrière dans le marketing, il a animé un groupe de réflexion, dont le nom, Renaissance africaine, annonçait l’ambition : mobiliser les jeunes Africains formés dans les grandes écoles françaises pour le développement de leur continent d’origine. Juristes, commerciaux, chefs d’entreprise, ils partagent la volonté de se battre pour des pays incapables de mettre en valeur leurs atouts, à commencer par eux-mêmes.
Enrayer la fuite des cerveaux et convaincre les grandes entreprises de la valeur d’un encadrement africain : ce sera la mission d’AfricSearch, premier cabinet de chasseurs de têtes parisien dédié à l’Afrique. "80 % des diplômés africains vivant en Europe sont prêts à rentrer s’ils rencontrent une belle opportunité" , assure Didier Acouetey. Au salaire équivalent à celui pratiqué en France, à la perspective d’une carrière dans un groupe international s’ajoute un élément spécifique : contribuer au développement du pays d’origine. "En France , notre impact de jeune diplômé est marginal. Là-bas, nous électrifions une région, nous impactons incroyablement nos pays, nos villes." "Impacter", Didier Acouetey adore ce néologisme, qui résume bien sa démarche, son tempérament.
Conçu autour de cette ambition, AfricSearch se développe en profitant d’une conjoncture triplement favorable au recrutement de cadres africains : le coût prohibitif de l’expatriation, la politique d’africanisation du personnel menée par les sociétés occidentales opérant sur le continent noir, et le nombre croissant d’étudiants africains de haut niveau sans espoir de régularisation en Europe. Au total, quelque 500 diplômés auront ainsi été recrutés en 2005.
Face aux préjugés qui attribuent aux Africains un sens de la famille propice aux détournements de fonds, le chasseur de têtes assure que ses poulains, "formés dans le moule occidental, ont les mêmes réflexes que les Français d ‘origine" , tout en présentant une vertu supplémentaire : la connaissance des cultures locales "le rôle du secret et du mystère, la place sacrée de la famille" , irremplaçable pour manager du personnel. Sans compter une volonté d’implantation durable qui tranche avec la bougeotte des expatriés. Il est convaincu que le salut viendra de cette nouvelle génération d’entrepreneurs et de gestionnaires africains qui considèrent le continent comme une "terre d’opportunité" et non comme un lieu dévolu aux tragédies. Ceux, frais émoulus des universités et des grandes écoles françaises, qu’il met en contact avec les entreprises en organisant les Salons AfricTalents à Dakar, à Washington, à Bamako et à Paris.
Car Didier Acouetey est un incorrigible "afroptimiste", même si périodiquement les événements mettent à mal cette exigeante disposition d’esprit. La Côte d’Ivoire, qui fournissait 60 % de l’activité de son cabinet, s’est mise en berne. Il peste contre le Gabon, qui, avec ses richesses, "aurai t pu être Taïwan" , n’était son "problème de gouvernance" . Regrette que le Sénégal s’empêtre dans la politique et vive trop " sur lui-même" . S’indigne de la prise du pouvoir par le fils du dictateur Eyadéma puis de la manipulation de l’élection présidentielle au Togo, son pays d’origine. Le " groupe de réflexion indépendant" qu’il a créé, Initiative 150, fait référence à l’article de la Constitution togolaise qui institue le devoir de désobéissance en cas de coup d’Etat.
Franchir le pas et entrer en politique ? La tentation le chatouille, à l’évidence. "Ma génération ne peut pas rester immobile devant la situation en Afrique. Quarante ans après les indépendances, pas un seul pays ne peut être cité en modèle d’une réussite aboutie. Nous succédons à une génération qui a montré ses limites." Pourtant, l’heure n’est pas encore venue de se jeter à l’eau : les jeunes de ses réseaux de connaissance n’ont pas atteint la "masse critique" qui leur permettrait de peser. En attendant, Didier Acouetey préfère "garder sa virginité pour être prêt dans cinq, dix ans", avec des gens qui, ayant déjà réussi professionnellement dans le business citoyen que leur propose AfricSearch, "ne seront pas tentés de mettre la main à la caisse" .
Ce réalisme prudent ne l’empêche pas d’analyser au présent les racines des maux qui rongent l’Afrique. L’esclavage, la colonisation et, plus récemment, la dévaluation du franc CFA jalonnent, selon lui, l’histoire des calamités venues de l’extérieur. Mais les Africains eux-mêmes ont leur part de responsabilités. "Qu’ont fait le Gabon, le Zaïre, de leurs ressources naturelles ?" , interroge Didier Acouetey en désignant comme "complice" la France, qui, "en soutenant les potentats", bride les initiatives et empêche la jeune génération de s’exprimer. Quant à l’aide au développement, il la considère comme "un instrument de gestion politique par l’Occident, que l’élite africaine s’approprie".
Les yeux tournés vers les nouveaux dragons asiatiques, le directeur d’AfricSearch refuse obstinément de croire en la fatalité du sous-développement. Au Botswana, en Afrique du Sud, mais aussi au Mali et au Burkina Faso, il entrevoit les prémices d’un renouveau. Les immenses ressources humaines du continent noir, alliées à une stratégie volontaire de formation et de développement, peuvent, à ses yeux, changer la donne. "L’Afrique, veut croire le chef d’entreprise, peut faire sa mutation en vingt ou trente ans" , à condition que les dirigeants incapables cèdent la place et que la France cesse d’aider " des cliques franco-africaines nostalgiques". Sinon, prophétise-t-il, l’Afrique risque de se retourner contre elle.
Philippe Bernard