Colmater la fuite de cerveaux en Afrique
Le départ des élites intellectuelles vers l’Occident mine le continent. Il est urgent de repenser la coopération.
Par Jean-michel DJIAN
Jean-Michel Djian journaliste et professeur associé à l’université Paris-VIII.
lundi 15 août 2005
Source : http://www.liberation.fr
Près d’un million d’Africains diplômés de l’enseignement supérieur quittent chaque année leur continent pour s’installer au Nord où salaires et conditions de vie sont plus attractifs. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 20 000 d’entre eux disposent des compétences en matière de santé et d’éducation dont l’Afrique a besoin. C’est-à-dire que plus les pays de la zone subsaharienne investissent dans la matière grise, moins celle-ci contribue à les sortir du marasme. Cette fuite des cerveaux coûte la bagatelle de 4 milliards d’euros par an au continent.
S’ensuivent deux types de problèmes. Le premier est directement lié à la stratégie politique des dirigeants africains incapables d’organiser leur développement durable à partir des ressources humaines dont ils disposent. Car, à chaque fois que des autochtones qualifiés émigrent (avec difficulté, cela va sans dire), ce sont autant d’experts internationaux qui sont recrutés par les gouvernements pour exécuter le même travail, mais dans des conditions plus coûteuses. Le deuxième problème est une conséquence du premier. Si des jeunes professionnels diplômés quittent en masse leur pays pour des raisons économiques bien compréhensibles, on peut en même temps s’interroger sur la relativité du patriotisme national en vigueur sur le continent. Si, comme c’est le cas, 68 % des jeunes médecins du Zimbabwe cherchent à s’installer au Canada ou aux Etats-Unis, c’est parce que les contextes politiques se sont tellement dégradés que les nouvelles générations ont perdu confiance. Quand on sait que, dans le même temps, les élites politiques et intellectuelles de ces pays n’ont qu’une obsession encourager leurs enfants à faire leurs études au Nord , la perspective de voir l’Afrique s’en sortir par la seule volonté de ses ressortissants est bien mince.
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner les conséquences d’une telle situation. Ou bien les gouvernements africains, conscients du problème, réalisent que cette fuite des cerveaux contribue définitivement à creuser leur tombe. Dans ce cas, il est grand temps d’inverser la tendance en faisant de cette ressource humaine compétente et disponible le terreau fertile de leur développement. Quitte à l’encourager financièrement, en transférant les salaires des experts internationaux souvent rémunérés par la Banque mondiale ou l’Union européenne aux Africains qualifiés, le temps d’une réappropriation salutaire. Ou bien la communauté internationale laisse faire, et c’en est fini à terme d’une Afrique responsable. Puisque le Nord porte aussi une lourde responsabilité dans le chaos africain, pourquoi un pays historiquement lié à ce continent comme la France n’est-il pas plus imaginatif dans sa manière de penser une coopération offensive dans ce domaine ? Les conséquences sanitaires de la crise alimentaire gravissime qui sévit actuellement au Niger sont une illustration parfaite de l’inefficacité d’une politique qui depuis trente ans s’enfonce dans l’erreur.
On peut s’étonner que ce soit Tony Blair qui ait pris le premier l’initiative d’annuler la dette lors du dernier G8 en Ecosse, mais on doit s’en féliciter. Décision courageuse même si elle est malheureusement dérisoire dans la mesure où l’insolvabilité des Etats concernés hypothèque sérieusement son remboursement. Mais, à tout prendre, ne vaudrait-il pas mieux, une bonne fois pour toutes, tirer les enseignements de la faillite de l’aide occidentale au développement, pour inventer une coopération d’inspiration plus humaniste dans laquelle la place des hommes et des femmes d’Afrique serait enfin le centre de gravité du continent ? Il y a urgence. Dans leur grande majorité, les établissements d’enseignement supérieur sont maintenant exsangues et peu performants. Ceux qui sortent aujourd’hui des universités de Dakar ou d’Abidjan sont probablement les derniers à profiter des investissements éducatifs prioritaires réalisés dans les années 70 par les figures emblématiques d’alors que furent Senghor et Houphouët-Boigny. Refuser de voir cette réalité en face est un crime. Autant le dénoncer.