L’argent établit l’apartheid scolaire
Le palmarès des établissements du secondaire révèle le recul progressif des lycées publics dépouillés et bondés.
Par Jean Baptiste Ketchateng
La gêne du père Jean Hervé, principal du collège Mgr François-Xavier Vogt à Yaoundé, n’est pas cachée quand il commente ce palmarès des établissements scolaires de l’enseignement secondaire général et technique en 2006, publié par l’Office du baccalauréat du Cameroun (Obc) le 15 février dernier. Pourtant, le collège Vogt n’est pas mal classé. Deuxième sur 576, il n’est devancé que d’une courte tête par le collège Libermann de Douala (89,52% de réussite contre 90,03%). Comme l’année dernière, la " tradition a été respectée ", les établissements confessionnels catholiques tiennent le haut du pavé de ce hit-parade institué en 2002 par l’Office du bac.
Le premier établissement public, le lycée Joss de Douala, est classé 11ème. A Yaoundé, il faut aller fouiller dans les méandres du classement, pour retrouver le célèbre lycée Général Leclerc à la 114ème place (59,60%). Leclerc qui, avec Joss, constituaient, selon le mot d’un professeur de français, la "vitrine de l’enseignement secondaire public camerounais". Deuxième de la classe, loin devant ses anciens sparring-partners, le principal du collège Vogt fait cependant la moue.
"Il faut rester petit. Disons qu’on a de la chance parce qu’on a les mains libres dans la gestion, c’est-à-dire le recrutement des élèves et des enseignants qui affluent vers nous, ce qui nous permet de choisir. Nous n’avons pas de problèmes d’effectifs, ce qui influe sur la qualité de l’encadrement… Et, nous avons une réactivité plus immédiate par rapport aux problèmes qui peuvent se poser." "Malheureusement, regrette-t-il, on est associé à une catégorie, à une élite…" Un cinquième seulement des quelque 2000 élèves de cet établissement provient en effet de couches sociales modestes qui sollicitent des facilités de paiement pour la scolarité ou des allègements…
L’enseignement de qualité, dispensé ici et reconnu par le palmarès des lycées et collèges du Cameroun, ne profite donc qu’à une minorité socialement bien lotie, constate le père Jean Hervé. Pour ce proviseur d’un lycée yaoundéen, cette situation marque bien l’ "apartheid qui se dessine entre lycéens du public qui sont les plus nombreux et les élèves du privé, notamment des établissements confessionnels". Pour lui, il y a dix ans, on aurait trouvé au moins un lycée public dans le "top ten" du classement. Vingt ans plus tôt, ajoute-t-il, les premières places seraient partagées entre les "catholiques et le secondaire public".
Tobie Mbassi, secrétaire exécutif de la Fédération camerounaise des syndicats de l’éducation (Fecase) va plus loin. " Nous apprécions simplement la manœuvre qui participe de la stratégie de promotion de l’enseignement privé au détriment de l’enseignement public. La plupart des responsables en charge de l’éducation étant désormais propriétaire d’établissements scolaires, il s’agit de discréditer l’enseignement public dont les profs, curieusement, sont les mêmes empruntés par les privés. " Le complot, Zacharie Mbatsogo ne le voit pas. Le directeur de l’Office du bac pense que ce classement veut "susciter […] une saine émulation " et contribuer ainsi " à la recherche des solutions susceptibles d’améliorer l’encadrement des apprenants".
Privatisation
Autant l’avancement général des performances, que des résultats individuels, juge M. Mbatsogo, le prouvent. " Dans l’ensemble, le nombre d’établissements ayant enregistré un taux de réussite égal ou supérieur à 50% est en hausse dans le classement. " De 9 établissements sur 523 en 2002 on est passé à 263 sur 576 classés en 2006 ! Au lycée de Bélel, localité enclavée de l’Adamaoua, le directeur de l’Office du bac relève qu’en 2003 seuls 20% des élèves présentés aux examens officiels [baccalauréat, brevet de technicien, brevet professionnel, probatoire] de l’Obc avaient été reçus. Qautre plus tard, Bélel a enregistré un taux de réussite de 68,57% en 2006. Mais pour Tobie Mbassi, "pour être crédible, ce classement ne devrait pas se faire sur la base des résultats aux examens qui sont depuis toujours manipulés". Bien plus, estiment ce syndicaliste autant que certains proviseurs de lycées, le classement devrait distinguer les établissements du privé et ceux du public.
"Les réalités ne sont pas les mêmes, se plaint un proviseur. Je ne peux compter le nombre de coups de fil de ministres, d’hommes politiques ou de hauts fonctionnaires qui m’intiment l’ordre d’inscrire tel ou tel élève dans une classe, qu’elle soit pleine ou pas. Le résultat, c’est que nos classes sont bondées. Dans les lycées de Yaoundé, il est rare de trouver des classes de moins de 100 élèves dans le premier cycle. Quand on y ajoute le manque de salles de cours, la pénurie d’enseignants…" Et de se demander comment l’on peut "regarder sans ciller, l’école publique qui doit symboliser l’égalité des chances se déliter".
En fait, estime Tobie Mbassi, la privatisation du service public de l’éducation se profile à nouveau à l’horizon. "L’irruption de la Banque mondiale dans l’établissement de la politique de ce secteur avait amené l’idée de la privatisation des lycées, nous nous sommes opposés aux candidatures d’investisseurs privés qui se manifestaient déjà", rajoute Jean Marc Bikoko, de la Centrale (des syndicats) du secteur public.
Source:
Quotidienmutations
26/02/2007