Bernard Madoff – L’escroc du siècle
Il a imaginé une arnaque d’une ampleur sans précédent. Pourtant, Bernard Madoff était l’image même de l’honnête homme : discret, généreux, travailleur. De quoi inspirer une confiance absolue à ses clients… Le roman d’un tricheur d’exception.
Romain Gubert
Publié le 01/01/2009 N°1894 Le Point
Quelques cheveux blancs dépassent de sa casquette noire vissée sur la tête. Tout en jouant des coudes avec la horde de cameramen, de photographes et de reporters qui tentent de lui soutirer un mot, Bernard Madoff ne ralentit pas. Le col de sa parka relevé, l’homme aux allures de jeune grand-père sympathique ne baisse pas la tête comme le font d’ordinaire les malfrats lorsqu’ils sortent de prison. L’air de rien, il regarde fièrement droit devant lui les tours de Manhattan, ignorant l’armée de paparazzi qui l’encercle. L’ex-empereur de Wall Street vient de passer de très nombreuses heures devant une batterie d’enquêteurs fédéraux (ils sont seize sur l’affaire), mais il ne semble pas plus fatigué que cela, pas effondré pour un sou. Nous sommes quelques jours avant Noël et le plus grand escroc de tous les temps est libre. Enfin presque : en hypothéquant leur magnifique résidence de vacances de Palm Beach, en Floride, Ruth, sa femme, a déboursé cash une caution de 10 millions de dollars pour qu’il puisse rentrer à la maison.
En sortant des bureaux de la SEC, l’autorité de surveillance des marchés financiers, Bernard Madoff affiche un petit sourire malicieux. Comme si celui qui a fait disparaître 50 milliards de dollars ne se rendait pas compte de l’ampleur du séisme. Comme s’il n’avait pas à l’esprit la ruine de milliers d’Américains, de centaines d’Européens. Comme s’il se moquait d’avoir réduit à néant les actifs de dizaines de fondations caritatives. Provoqué la panique sur toutes les places financières. Poussé Thierry de La Villehuchet, un de ses amis, au suicide… Un drôle de sourire. A moins que ce ne soit celui d’un homme enfin soulagé de se libérer d’un très lourd secret. Un secret vieux de vingt ans.
Flash-back. Nous sommes à l’été 2000. Le magazine Wall Street & Technology s’intéresse aux entreprises familiales. Il conte par le menu la spectaculaire success story de Bernard, de son frère Peter et de leurs enfants. Les Madoff travaillent tous pour la Bernard L. Madoff Investment Securities LLC, et c’est en famille qu’ils ont construit à partir de rien ce petit empire. Le journaliste est ravi : si Bernard n’a pas voulu lui parler, Mark Madoff, un de ses fils, a accepté de livrer quelques-uns des secrets de famille. Les plus avouables, en tout cas. « A la maison, depuis que l’on est enfant, on entendait parler business. On ne s’est jamais lassé : c’est très amusant de marcher dans les couloirs de l’entreprise et de voir votre famille au travail. C’est un sentiment très particulier : vous n’êtes pas vraiment dans la compétition. Vous êtes là pour faire quelque chose de bien ensemble. » Comme son frère et sans hésiter un instant, Mark Madoff a donc rejoint l’entreprise sitôt ses études supérieures achevées. Leur père et leur oncle, Peter, qui jusqu’à ces derniers jours jouait le rôle de numéro deux de la firme, ont aussi embauché deux de leurs cousins. Ainsi que Shana, une cousine, responsable juridique de l’entreprise et mariée… à un ancien cadre de la SEC. A ceux qui lui confiaient leur fortune, Bernard Madoff racontait d’ailleurs que, sans ses proches, il n’aurait jamais réalisé un aussi beau parcours. L’esprit de famille… C’était un argument commercial imparable : chez les Madoff, pas de traders aux dents longues payés à coups de bonus mirobolants. Le succès venait de placements, apparemment peu affectés par les vicissitudes de la Bourse, puisqu’ils produisaient chaque année des rendements attractifs, bien supérieurs à ceux du marché.
Jusqu’à ces derniers jours, la réussite des Madoff s’apparentait à ces sagas dont les Américains raffolent. Le parcours de Bernard Lawrence Madoff suscitait l’admiration. Celui d’un enfant de l’est du Queens, ce quartier populaire de New York, celui d’un gros bosseur, qui en veut. Les parents de Bernie, comme on l’appelle affectueusement dans son immeuble, n’ont pas un cent pour financer les études de droit de leur rejeton. Aussi celui-ci cumule-t-il les « part-time jobs ». Le soir, après les cours, Bernie est maître-nageur à la piscine municipale de Long Island. Le week-end, il installe des arrosages automatiques. Il est aussi parfois serveur dans un drive-in. Et ne s’accorde aucun répit, sauf pour aller en famille à la synagogue une fois par semaine. L’étudiant qui ne connaît personne dans les gratte-ciel de Manhattan a pourtant un rêve: il veut se faire une place à Wall Street.
Bernie est pressé, très pressé. Avec quelques milliers de dollars en poche et alors qu’il n’a pas terminé ses études, à 22 ans, il monte une petite entreprise. Au début des années 60, le New York Stock Exchange (Nyse), la Bourse, est en plein boom. La finance prend déjà le pas sur l’industrie. Elle a besoin de bras et de têtes bien faites. Bernie tente sa chance. Il devient courtier. Le métier est simple : collecter pour le compte de banques et de particuliers des ordres de vente et d’achat d’actions et les transmettre au Nyse. Il y a beaucoup de paperasse, le job est ingrat. Mais rémunérateur à condition de ne pas compter ses heures : sur chaque transaction, le courtier empoche une petite commission.
Au fil des années, Bernard Madoff fait son trou. Associé à son frère, il embauche une dizaine de salariés. Mais son entreprise reste une modeste maison de courtage comme beaucoup d’autres. Dans ce métier, il faut bosser dur, des journées de douze ou treize heures pour gagner sa vie. « Les deux frères étaient les plus gros bosseurs de l’entreprise, raconte un de leurs anciens salariés de l’époque . Le matin, ils arrivaient les premiers, partaient les derniers le soir. Ils ne rechignaient jamais à aider les petites mains pour satisfaire un client dans les temps. »
Avec ses premiers succès, Bernie s’offre une jolie maison à Long Island. La famille s’intègre vite dans la petite commune de Roslyn, peuplée de cadres sup aisés qui tous les matins vont travailler dans les agences de pub, les banques et les sièges sociaux de Manhattan. Ruth, la femme de Bernie, publie un livre de ses meilleures recettes de cuisine kasher. Bernie n’est plus le petit gars du Queens. Il n’est pas encore le gourou de Wall Street.
Le coup de génie qui permet à son entreprise de décoller, Bernie le doit à l’informatique, au début des années 80. En fait, Madoff est le premier à Wall Street parmi les courtiers à comprendre que les ordinateurs vont révolutionner le métier. Il y croit à fond, s’équipe de quelques machines, embauche des informaticiens. Avec ce résultat : il va beaucoup plus vite que ses concurrents, fait beaucoup moins d’erreurs qu’eux. Et surtout traite un flux d’ordres beaucoup plus important pour un coût infiniment moindre. La petite entreprise Madoff devient l’un des premiers courtiers de la place. Et Bernie gagne enfin beaucoup d’argent. Mais garde la tête froide. Pour montrer l’exemple, lui et son frère, ils affectent leurs fils qui viennent de rentrer dans l’entreprise aux tâches les plus ingrates. Ils les font trimer plus dur que les autres.
Cela lui a pris des années, mais Bernard Madoff a enfin fait son trou dans le saint des saints de la finance mondiale. A 55 ans, il est même élu par ses pairs président du Nasdaq, la Bourse des valeurs technologiques. La consécration. Il appartient au gotha du business. Petit à petit, à la fin des années 80, Bernard Madoff sort pourtant de son seul rôle de courtier. A quelques amis, souvent membres de la communauté juive, il donne des petits conseils boursiers. Pour quelques-uns, ceux qui ne connaissent pas grand-chose à la Bourse, il va même plus loin : il accepte de gérer leurs portefeuilles boursiers. Parmi eux, des recrues de taille. Comme le père de Jeff Wilpon, un copain de lycée de ses deux fils Andrew et Mark. Un riche homme d’affaires, propriétaire pendant quelques années des Mets, la mythique équipe de base-ball de New York. Wilpon accepte de placer une grosse somme d’argent dans le fonds que vient de créer Bernard Madoff. Puis, très vite, devant les belles performances que ce cher Bernie parvient à réaliser, Wilpon ouvre son carnet d’adresses et met ses amis les plus riches sur le coup… La construction de la pyramide Madoff a commencé. Personne ne le sait alors, mais le gestionnaire de fortune utilise en réalité l’argent des derniers investisseurs pour rembourser les premiers. Et ainsi de suite…
« Spéculer »
Bernie se consacre désormais entièrement, et depuis plusieurs années, à sa seconde carrière de gestionnaire de fortune. Il a délégué l’activité de courtage à ses deux fils et ne s’occupe plus que de « spéculer » pour le compte de ses riches clients. Il travaille seul, dans un bureau situé au-dessus de son entreprise de courtage installée dans le building en forme de tube de rouge à lèvres qui abrite son entreprise familiale sur la 3e Avenue à New York.
Nous sommes à l’été 2008. Il est désormais un homme riche. Très riche. Possède un appartement dans l’un des quartiers les plus huppés de l’Upper East Side de New York (valeur 7 millions de dollars). Une splendide maison à Palm Beach. Une autre dans les Hamptons, le Saint-Tropez de la Côte Est (valeur 9 millions de dollars). Il possède des parts dans un avion d’affaires. Comble du chic, les Madoff ont aussi une villa entourée de 2 hectares au Cap-d’Antibes, où ils séjournent chaque année au mois d’août. « C’était un client en or que tout le monde adorait, raconte à Nice Matin Dany, qui tient la plage Chez Keller, proche de la propriété des Madoff. Jamais il n’étalait son argent, il était généreux mais sans ostentation, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une exigence ou un caprice. »
Mais, plus que les virées sur la Riviera, ce que Bernard Madoff aime par-dessus tout, c’est passer du temps en mer. L’été, il promène ses investisseurs et ses amis et leur fait découvrir sa passion pour la pêche. Pour les petites balades, il sort des pontons du très chic yacht club de Palm Beach son Rybovitch, modèle 1969, un bateau de pêche un peu rétro mais qui, au dire des amateurs, est un petit bijou. Pour les grosses sorties en mer, c’est « Bull » (« Taureau »), un autre de ses bateaux (27 mètres), baptisé ainsi en hommage aux courbes ascendantes de la Bourse. Sur l’eau, on parle un peu business, placements et rendement. Mais pas plus que cela. De toute façon, tout le monde fait confiance à Bernie…
Des gens bien
Ruth Madoff, elle, est une passionnée de golf. Elle y joue des après-midi entiers. Elle est membre de six clubs parmi les plus prestigieux de la Côte Est. Fréquemment, elle organise des dîners avec ses amies golfeuses. Décidément, ces Madoff sont des gens bien. Mieux, ils suscitent l’admiration de leurs richissimes amis parce qu’ils sont raffinés et pas du tout tape-à-l’oeil. En fait, Madoff est le contraire d’un nouveau riche aux manières rustres. Et, dans le pres-tigieux Palm Beach Country Club dont les Madoff sont membres depuis une vingtaine d’années, ce n’est pas si fréquent. Et cela rassure. D’autant que Bernie ne parle jamais de ses opérations. « Don’t ask, don’t tell », disait-il (« Ne posez pas de questions ; ne racontez rien… »).
Il ne parle jamais non plus de ses clients prestigieux. Même si c’est un secret de Polichinelle : tout le monde sait que s’y trouve une bonne partie du « Who’s Who » de la communauté juive. Mais aussi quelques-unes des plus grandes familles WASP. Et que son carnet d’adresses compte pêle-mêle le réalisateur Steven Spielberg, Ezra Merkin, l’ex-président de la banque de General Motors, Leonard Feinstein, fondateur des accessoires de salle de bains branchés Bed Bath & Beyound. Ou encore le Prix Nobel Elie Wiesel. Tous grâce au bouche-à-oreille ont investi chez le « génial » Madoff.
Bernie ne se met jamais en avant, sèche souvent les grandes réceptions où il est convié quand certains font des pieds et des mains pour figurer sur la liste des invités. Bref, c’est un seigneur. Il se paie même le luxe de refuser des dizaines de clients prêts à débourser 1 million de dollars, le ticket d’entrée minimal pour être admis dans l’un de ses fonds de gestion alternatifs. Et cela se sait. Et cela fait des envieux. Car les placements Madoff sont, année après année, les meilleurs. Investir chez Madoff, c’est appartenir à un club sélect. Le Wall Street Journal raconte que le gestionnaire de fortune attirait ses victimes « en jouant sur le mystère et le sentiment que vous étiez unique ». Il utilisait souvent un « makher », terme yiddish pour désigner un important personnage qui dans les cercles influents parle de « son argent investi si lucrativement chez Madoff ». Lorsque la personne appâtée se renseignait, le « makher » répondait toujours : « Vous ne pouvez vous adresser à lui sans être introduit. Mais je peux peut-être faire quelque chose pour vous… » La technique Madoff explique l’ampleur du désarroi de ses victimes, qui n’en reviennent toujours pas d’avoir été escroquées par un homme que beaucoup considéraient comme un ami. Un homme si généreux, d’ailleurs… Lutte contre le cancer, soutien au théâtre public, aide à l’université Yeshiva, la plus grande université juive des Etats-Unis… Bernard et Ruth Madoff étaient très assidus dans les conseils d’administration de plusieurs organisations caritatives. Ils distribuaient des sommes très importantes pour d’innombrables causes. Ils avaient même créé une fondation familiale riche de 19 millions d’euros pour soutenir plusieurs projets humanitaires en Israël.
Avec la crise, le beau château de cartes s’est écroulé d’un seul coup. Le roman du tricheur a pris fin. A en croire la version officielle, celle de la famille, ce sont les fils Madoff qui ont poussé leur père à se livrer à la police et qui ont tout dévoilé aux enquêteurs. Mark et Andrew, qui travaillent avec leur père depuis une vingtaine d’années, ont juré qu’ils n’étaient au courant de rien. Qu’ils ne soupçonnaient pas l’escroquerie. Ils avaient simplement remarqué que, depuis plusieurs semaines, leur père était taciturne, nerveux. Le 10 décembre, juste avant de se livrer aux autorités, Bernard Madoff a demandé à ses deux fils de venir le voir. Il avait à leur parler. Bernie leur a alors dévoilé son secret. Avant la fin du mois, il devait trouver 7 milliards de dollars pour les rendre à ses clients. Mais il n’avait pas le premier dollar pour honorer ses engagements. Tout juste restait-il dans les caisses quelques dizaines de millions de dollars. Incrédules, les deux fils ont alors demandé à voir les livres de comptes que leur père gardait depuis toujours dans un coffre dont lui seul avait la combinaison. Alors leur père a poussé un gros soupir. Puis a lâché le morceau : « Tout cela n’était qu’un gros mensonge. Je suis fini. » La version des fils Madoff incrédules laisse pantois… En attendant, les investisseurs floués par le plus grand escroc de tous les temps devront s’en contenter…