Angleterre : voyage au pays du plein-emploi
Source : Le Figaro
Londres : de notre envoyé spécial Renaud Girard
[03 mai 2005]
Dotée de larges baies vitrées donnant sur le trottoir, l’a gen ce occupe une position d’angle très agréable sur Denmark Street, petite rue calme à deux pas d’Oxford Street, l’une des artères commerçantes les plus animées du centre de Londres. Tout est propre, moderne, fonctionnel, presque luxueux. Le client est accueilli avec le sourire, par des employés visiblement désireux de tout faire pour le satisfaire. Certains clients, un crayon et une feuille de papier à la main, s’activent sur des consoles informatiques mises à leur disposition, notant les informations qui les intéressent. D’autres sont assis face à des bureaux, où ils s’entretiennent avec des employés chaleureux, qui les aident en passant des coups de fil ou en pianotant sur leurs ordinateurs. Au mur, sont affichées les performances de l’agence au cours des mois passés et les objectifs espérés pour les mois futurs. Si on était à Paris, on prendrait cette agence pour une succursale de quel que banque privée bien gérée. En fait, nous sommes entrés dans un «Jobcentre Plus», l’une des 500 nouvelles agences d’emploi entièrement informatisées fonctionnant dans le Royaume-Uni. Les clients de cette agence sont tous des chômeurs, que les employés vont aider à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications et à leur lieu de résidence. Tous les services rendus par l’agence sont gratuits.
Le programme «Jobcentre Plus» a été lancé en avril 2002 par le gouvernement travailliste de Tony Blair, afin de relancer la lutte contre le chômage, tout en rationalisant le système public d’aides sociales. L’idée était de jumeler, au sein d’agences décentralisées dépendant du ministère du Travail, le traitement des prestations sociales versées à un chômeur avec celui de son dossier de recherche d’emploi. Le fait d’avoir, grâce à l’informatique, amalgamé toute recherche d’un emploi avec les prestations sociales versées, a permis de diminuer considérablement la fraude.
Les entreprises britanniques font confiance au programme «Jobcentre Plus», qui lui envoient, chaque jour ouvrable, quelque 13 000 offres d’emploi en moyenne. Quotidiennement, les agences réalisent 36 000 entretiens personnalisés avec des demandeurs d’emploi. Le système permet de trouver un emploi à 4 700 personnes par jour. Depuis qu’il a été créé, le système a aidé 2,4 millions de chômeurs à trouver un emploi, à la satisfaction des quelque 450 000 employeurs lui ayant fait parvenir leurs besoins.
Il est vrai que les allocations chômage sont peu élevées (55 livres, soit 85 euros, par semaine, pour tout célibataire à la recherche d’un emploi, qu’il soit ancien manoeuvre ou trader de la City). Le système ne connaît pas de chômeurs à statut privilégié. Un régime spécial de chômage, comme celui des «intermittents du spectacle» en France, serait impensable dans l’Angleterre d’aujourd’hui. Dans le «theater district» (le quartier de Covent Garden), tous les acteurs et actrices en herbe arrondissent leurs fins de mois comme serveurs de restaurant.
En outre, les règles sont strictes : s’il refuse consécuti vement quatre offres d’emploi ou de formation, un chômeur perd tout droit à allocation. Chaque jobcentre est tenu d’afficher ses performances dans ses locaux. L’application systématique de méthodes du secteur privé aux services publics fait partie du credo du New Labour de Tony Blair.
Ce mélange entre une organisation efficace du marché du travail et des allocations- chômage réduites au minimum a indéniablement porté ses fruits. Depuis 1997, la population au travail a augmenté de 2 millions de personnes et le taux de chômage britannique est le plus bas d’Europe (4%). Chez les jeunes, le chômage de longue durée (plus d’un an) a pratiquement disparu. Le nombre des inactifs continuant à bénéficier de prestations sociales est tombé à 150 000.
Tout cela s’explique aussi par la flexibilité du marché du travail au Royaume-Uni. Rien n’est plus facile que de créer une entreprise : il suffit au chef d’entreprise de déposer une caution de 75 livres et de donner le nom d’un comptable. Les entreprises embauchent très facilement parce qu’elles ne sont soumises à aucune autorisation administrative pour débaucher.
L’originalité du travaillisme de Tony Blair est d’avoir su conserver et même développer en Angleterre le goût pour la création d’entreprise. Lorsqu’on évoque, devant un jeune Anglais, le pouvoir exorbitant qu’avaient, dans son pays, les syndicats dans les années 60 et 70, il ouvre de grands yeux ronds. Non seulement Blair n’a pas cassé l’élan qu’avait donné au pays la révolution capitaliste populaire de Margaret Thatcher entamée au début des années 80, mais il a su le prolonger.
Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que 65 présidents d’entreprises britanniques performantes aient récemment signé conjointement une lettre ouverte, adressée au Financial Times, invitant les électeurs à reconduire le gouvernement du New Labour.
Les signataires, qui disent parler au nom du monde des affaires, vont même jusqu’à s’insurger contre la promesse du Parti conservateur de réduire de 35 milliards de livres les dépenses publiques, car ils soutiennent «les efforts du gouvernement pour investir dans la recherche, l’innovation, la formation professionnelle».
L’un d’entre eux est sir Ronald Cohen, le fondateur et président d’Apax. Créé il y a trente ans, Apax est devenu aujourd’hui le fonds de capital-risque le plus important et performant d’Europe, avec un encours d’actifs valorisés à plus de 13 milliards de dollars. «Tony Blair et Gordon Brown sont des socialistes qui ont compris ce que le capitalisme et l’esprit d’entreprise pouvaient apporter à une société en termes d’enrichissement et de prospérité générale. Mais ils ne partagent pas la vision américaine simpliste que le marché peut tout faire dans un pays», explique sir Ronald.
Dans son métier du capital-risque, le président d’Apax ne peut que se féliciter de la politique suivie par le New Labour. «Pour attirer les investissements en Grande-Bretagne, les travaillistes n’ont pas hésité à rendre le pays encore plus attractif que les États-Unis, en diminuant de 40% à 10% le taux de l’impôt sur les plus-values. Une réforme que les deux chanceliers de l’Échiquier de Margaret Thatcher, Nigel Lawson et Norman Lamont, n’avaient pas osé faire !»
A la demande de son ami Gordon Brown, sir Ronald a créé un fonds de 40 millions de livres investissant exclusivement dans les zones les plus défavorisées du Royaume. «Notre but est de prouver que la réussite entrepreneuriale ne connaît pas de frontières, ni géographiques, ni sociales, ni raciales. Le New Labour a compris que, pour vraiment aider les pauvres, il fallait les sortir du lien de dépendance que créent les aides sociales, et qu’il ne fallait pas les traiter en assistés à vie.»
Pour le président d’Apax, le Parti travailliste a eu l’immense mérite de montrer qu’il «savait gouverner au centre et, surtout, bien gérer l’économie». L’étonnant est que la majorité de la population britannique semble d’accord avec sir Ronald. Les derniers sondages montrent que, si une majorité d’électeurs reproche amèrement à Blair ses mensonges sur l’Irak, ceux-ci estiment aussi que les travaillistes sont plus aptes aujourd’hui que les conservateurs à maintenir la prospérité économique du Royaume.